Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
Actif depuis le millieu des annés 80, le plasticien Pascal Convert (né en 1957) développe une oeuvre qui ne cesse d'interroger l'histoire, la mémoire et l'oubli, à travers des sculptures et des monuments exécutés en cire, en verre ou en cristal, qui sont parfois des commandes publiques (Monument des résistants et otages fusillés au mont valérien entre 1941 et 1944). Depuis quelques années son travail est aussi orienté vers l'historiographie et le film documentaire (sur Joseph Epstein ou Raymond Aubrac). cet entretien a été conduit par Bertrand Tillier à Paris, Institut National d'histoire de l'art, le 7 mai 2011.
SR : Vos premiers travaux sur les villas biarrotes portaient sur des bâtiments menacés par la ruine et la disparition. Vous vous en êtes fait l’historien, l’archéologue ou l’explorateur – un peu à la manière dont les enfants jouent à l’explorateur ?
PC : Il y avait, c’est vrai, sans doute quelque chose de post-adolescent dans ces premiers travaux. Il y avait aussi le romantisme des ruines. Mais ce fut surtout l’occasion d’une acquisition de méthodes – celles de l’historien ou de l’archéologue, qui repère, mesure, inventorie, fait des relevés. Je ne sais pas si j’en étais très conscient à ce moment-là. Mais avec le recul, je peux dire aujourd’hui que je faisais l’acquisition d’une méthodologie qui me sert toujours, bien que je sois passé du matériel au vivant, des villas à Raymond Aubrac.
SR : Archéologue ou historien ?
PC : L’archéologue m’intéresse plus que l’historien, parce que l’archéologue propose des hypothèses par reconstitution, alors que l’historien a tendance à privilégier sa thèse et à construire une démonstration en ce sens.
SR : Au moins depuis Shakespeare, l’artiste est, dans le champ social, placé du côté des saltimbanques, voire des bouffons. Pourquoi endosser les habits de l’historien ?
PC : Pour pouvoir proposer des œuvres qui soient des interventions symboliques et politiques.
SR : C’est le rôle de l’artiste.
PC : Bien sûr... C’est dans cet esprit que j’ai fait le monument du Mont Valérien et c’est ce sur quoi je travaille actuellement avec la commande qui m’a été passée au titre du 1 % pour le nouveau bâtiment des Archives nationales conçu par Fuksas en Seine-Saint-Denis. Si, au Mont Valérien, c’est le rapport à la mémoire qui a motivé mon intervention, à Pierrefitte, c’est l’histoire. Il y a un glissement de l’une à l’autre des œuvres. Mais les membres du jury du 1 % ont décidé de me confier la commande en connaissant mon intérêt pour l’histoire et pour l’archive. C’est pourquoi la directrice des Archives nationales de l’époque, Isabelle Neuschwander, a fortement soutenu mon projet qui est un travail plastique d’après les photographies de personnalités et d’anonymes issues des fonds de l’institution.
SR : Certaines de vos œuvres (pour le Mont Valérien, par exemple), dans leur conception et dans leur usage, sont des monuments commémoratifs. Or, l’histoire de l’art et de la modernité des XIXe et XXe siècles s’est principalement écrite contre le monument commémoratif. Comment situez-vous votre démarche face à cette question ?
PC : Il n’y a aucune naphtaline là-dedans, quand on sait que l’œuvre à destination symbolique, politique, mémorielle, est douée d’une puissance absolument redoutable. Je l’ai vécu, j’en ai fait l’expérience, au Mont Valérien. D’abord, ce sont les associations de résistants qui ont voté pour mon projet alors que les représentants de l’État avaient voté contre. Ensuite, parce que les familles de fusillés se sont vite appropriées le monument. Après une première réaction de méfiance vis à vis des connotations religieuses qui pouvaient être induites par la forme du monument - le moule-noyau d'une cloche - cette dimension a été vite évacuée et la pièce a été adoptée. C'est une forme très démocratique, qui évoque à la fois un tombeau et une sorte de satellite prêt à s'éléver dans l'espace. Les familles sont aussitôt venues voir le monument. Parmi les mille noms gravés sur le monument, ils cherchaient celui d'un des leurs et quand ils l'avaient trouvé, il le touchait avec la main. C'était un moment étrange, très émouvant. La polémique est née du film que, parallèlement, j’avais consacré aux fusillés du Mont Valérien.
SR : Le monument et le film sont donc complémentaires, d’autant qu’ils n’interviennent pas de la même manière ?
PC : Absolument. A l'époque, le site sur lequel le monument était placé était un terrain militaire et seules les familles de résistants ou d'otages fusillés y avaient accès. Ce n'est plus le cas aujourd'hui et des visites sont organisées quotidiennement. Faire un film, c'était rendre publique l'histoire de ces résistants et otages fusillés au Mont Valérien entre 1941 et 1944. 80% des fusillés étant soit communistes, soit juifs, soif étrangers et parfois les trois à la fois, le film leur rendait prioritairement justice à eux. Mais suite à des plaintes d'associations de résistants qui se sentaient exclus, le film a été déprogrammé. Mécaniquement, cette déprogrammation a donné au monument une publicité qu’il n’aurait pas eue dans d’autres circonstances.
Pour le monument du Mont Valérien, il n’y avait pas à la base du projet une construction articulant livre, film et œuvre plastique. Le film est venu quand j'ai senti qu'il me fallait aller plus loin, tenter de mieux comprendre qui étaient ces fusillés.
SR : Dans vos cycles sur les villas biarrotes, vous aviez déjà pris en compte l’efficacité de cette multiplicité des techniques et des médias – l’écriture, la photographie, le film, le plan, le moulage… –, de leur conjugaison et de leur complémentarité ?
PC : Oui, mais je ne pensais pas à l'époque à la question de la diffusion. Je n’avais pas songé à l’organisation politique de tout ce matériel. Une fois encore, c’était un moment d’acquisition de méthodes, d'apprentissage. Il s’agissait de biographies indirectes, imaginaires, en miroirs, qui, effectivement, ont engagé la suite de mon travail. Mais la question politique n’était pas présente. Pourquoi, comment est-ce que je passe de la mémoire à l’histoire ? Quels ont été les chocs successifs ? Avant le monument du Mont Valérien, j’ai fait un long travail sur des images de presse, travail qui était lié à ma pratique d'enseignant des techniques du montage audiovisuel.
SR : … qui est un travail politique et polémique ?
PC : Oui. A partir de 1996, ma réflexion a porté sur la représentation de la guerre dans les medias audiovisuels, ce qui a conduit à la réalisation d'un vidéogramme titré Direct-Indirect 1 qui est le premier volet d'une trilogie. En 1999, j'ai commencé une réflexion sur les médias photographiques et la presse télévisuelle autour de la guerre du Kosovo et j'ai écrit un article pour la revue Artpress titré Des images en mercure liquide. À ce moment-là, j’ai commencé à créer une archive, un Atlas visuel et textuel, pour reprendre l'expression de Georges Didi-Huberman, sur l'actualité de la guerre du Kosovo mais aussi sur l’histoire de l’ex-Yougoslavie, sur l'imbrication des cultures musulmanes, chrétiennes et orthodoxes depuis des siècles dans cette région. Le déclencheur de cette démarche a été une photographie prise au Kosovo par Georges Mérillon en 1989, dix ans plus tôt, la célèbre photographie dite Pietà du kosovo.
J’ai fait une recherche documentaire autour du photographe Georges Mérillon, en m’intéressant au travail de terrain du photoreporter de guerre, à ses réseaux et ses amitiés, interrogeant Raymond Depardon ou Stanley Greene et en réfléchissant aussi avec des spécialistes de la photographie d'actualité comme Christian Caujolle ou Michel Guerrin ou des historiens comme Benjamin Stora. Tout ceci a nourri un film réalisé par Fabien Béziat qui m'a accompagné récemment dans mes films sur Joseph Epstein et Raymond Aubrac – à l’époque, je ne pensais pas écrire des livres, même si je publiais des textes, notamment dans Artpress. Ce travail a donc donné lieu a une sculpture et à un film.
J'ai poursuivi sur ce chemin en m'inspirant pour de nouvelles sculptures de la photographie prise par Hocine Zaourar en 1997, La Madone de Bentalha puis de la séquence vidéo de la mort de Mohamed Al Dura dans la bande de Gaza diffusée par France 2 le 30 septembre 2000. Dans chacune de ces situations, j'ai engagé un travail de constitution d'une archive qui, dans le cas de La Madone de Bentalha a permis la réalisation d'un film documentaire racontant l'histoire de cette image.
Ces trois sculptures et leur matière documentaire ont été rassemblées dans un volume titré Lamento. Ma préoccupation était de montrer comment le bassin méditerranéen avait été le lieu d'appropriation réciproque des formes, des gestes. A l'époque où certains prédisaient le choc des civilisations, les images d'actualité nous montraient qu'une scène de lamentation photographiée dans un contexte musulman évoquait d'emblée une scène de Pietà. D'ailleurs, le rituel des pleureuses trouve son origine non dans les religions chrétienne ou musulmane mais dans l'Egypte antique. Georges Didi-Huberman a poursuivi le travail engagé par Aby Warburg sur cette question du Pathos Formel.
Mon intérêt pour la Deuxième Guerre mondiale s’est opéré à la suite de Lamento. Je suis le petit-fils d’une grande figure de la Résistance dans les Landes et les Basses-Pyrénées, avec le poids familial que cela suppose. La violence des réactions suscitées par mon film sur le Mont Valérien m'a stupéfait. Autant, quand je travaillais sur la Pietà du Kosovo ou sur la Madone de Bentalha ou encore sur la mort de Mohammed Al Dura, je savais quel type de polémiques esthétiques et politiques cela risquait de déclencher. Mais je n'avais jamais imaginé que mon film sur les fusillés du Mont Valérien pouvait être accueilli avec autant de violence. Lors d’une projection, on m’a traité de « collabo ». J’étais sidéré. Ce moment a été un choc émotionnel et intellectuel aussi fort qu’il était inattendu. C’est là que j’ai compris la question des territoires mémoriels et du danger qu'il y avait à en changer les frontières. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe dans les espaces créés entre ces territoires, espaces autour desquels s'organise le non-dit et le silence.
SR : Est-ce que ce n’est pas dans ces silences que l’histoire vous laisse le plus de liberté ?
PC : Oui. Mais cette liberté-là est une sorte de trou noir de l’histoire. Exhumer la figure de Joseph Epstein, c'était poser la question des raisons de son oubli. Il avait été oublié de tous alors qu'il avait joué un rôle central comme dirigeant de l'ensemble des résistants FTP d'Île de France dans cette année cruciale qu'a été 1943. J'ai dans un premier temps écrit un livre, sa biographie, titrée Joseph Epstein, bon pour la légende, empruntant d'ailleurs ce titre pour partie à une séquence des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, puis j'ai réalisé un film diffusé sur Arte et, pour finir, une sculpture. Il s'agit d'un bloc de verre enfermé dans des parpaings de plâtre réfractaires. M'inspirant d'une photographie de Joseph Epstein et de son fils Georges Duffau, c'est une sorte d'anti-monument. Les corps sont allongés et non érigés, comme noyés dans une mer de glace brisée. La question du monument est complexe. Quand je pense au Balzac de Rodin, je pense d'abord aux photographies que Steichen en a fait. Un monument, pour moi, ne relève pas de l'affirmation, de la certitude mais de l'impression.
SR : Cette impression, que vous cherchez à produire, a-t-elle une vocation réparatrice ?
PC : Elle ne doit pas être culpabilisatrice. Si j’ai réussi à faire un livre, un film et un "monument" sur Joseph Epstein – acquis par le Musée national d’art moderne –, c’était pour ouvrir la porte. Dans la réparation, il y a une connotation religieuse qui renvoie à la culpabilité. Ce qui compte, pour moi, c’est que mon œuvre est là, simplement.
SR : Et cette présence compte ? Elle est continue et incontestable, que le monument soit visible ou non ?
PC : Absolument. D’ailleurs, les institutions ne se trompent pas.
SR : Vous croyez vraiment que les institutions ne se trompent pas ?
PC : Je n’avais pas d’œuvre au Musée national d’art moderne. En acquérant cette œuvre, le Musée a fait entrer Joseph Epstein dans les collections nationales. Je crois que cette pièce n’a pas été choisie au hasard. Avec cette œuvre, c’est aussi un fragment de l’histoire, une histoire qui me dépasse, qui a intégré les collections du Centre Pompidou.
SR : Vous évoquez ce parcours d’une de vos œuvres avec distance, comme si elle était désormais très éloignée de vous. Pourtant, votre travail procède, depuis longtemps, par appropriation de lieux (les villas basques), de destins (les enfants internés, les résistants fusillés), d’événements (la guerre au Kosovo ou en Algérie). L’histoire et ses enjeux collectifs sont-ils envisageables sans cette appropriation subjective, sans cette forme d’empathie qui relève de l’intime ?
PC : Pour vous répondre, je voudrais revenir à la distance et à la réparation. Je ne suis pas animé par la réparation – je vais peut-être vous choquer –, mais je crois que la mémoire ne demande pas réparation mais que les fantômes du passé reviennent et nous tourmentent.
Après mon travail sur les fusillés du Mont Valérien, j'ai rencontré le fils de Joseph Epstein. Il m'a dit, très calmement d'ailleurs, que j'avais oublié son père dans le film que j'avais consacré aux fusillés Valérien.
Cela m'a troublé. Qui était ce Joseph Epstein? Dès lors, sa présence ou plutôt son oubli m'a hanté, comme un corps absent. Ce n’est pas une réparation, car on ne répare pas l’histoire dans sa monstruosité. C’est plutôt le pouvoir de révélation de l’art. La réparation, c’est la responsabilité du Tribunal Pénal International et des procès publics qu’il instruit. Mon travail d’artiste consiste à donner une dimension publique, mais je n’instruis pas un procès. J’entrouvre des portes ou des fenêtres sur des trous noirs de l’histoire, que d’autres s’acharneront à refermer. Je ne me fais pas d’illusion. Mais les livres, les films et les œuvres plastiques que m’a inspiré l’histoire subsistent… C’est comme un site archéologique : une fois que vous avez découvert le fragment d’une fresque, la fresque est là, même si on en oublie le lieu.
SR : Et l’empathie ?
PC : Sans empathie, je ne trouve aucune nécessité… Quand je travaille sur la Pietà du Kosovo ou sur les vitraux de l'abbatiale de Saint-Gildas-des-Bois, mon empathie est immédiate. Je ne m’impose aucun écran intellectuel critique face à cette dimension affective. Ensuite, tout au long de mes projets, j’essaie de garder la racine de cette immédiateté, tout en traversant les phases esthétiques, historiques et politiques, pour en faire tenir le timbre et voir comment il se module dans divers espaces. Il faut accepter d'être devant la douleur des autres, pour reprendre le titre de Susan Sontag, c’est-à-dire garder la capacité d'imaginer. À cet égard, je suis très proche de la pensée de Georges Didi-Huberman. C'est une méthode critique, qui me permet de marcher.
SR : Mais il y a, dans cette démarche, une part d’inconnu, qu’on perçoit par exemple dans vos vitraux pour Saint-Gildas-des-Bois, inspirés des photographies d’enfants malades et internés sur lesquels on sait peu de choses. A cela, vous ajoutez la volonté de tenir ce timbre dans la durée et dans des champs différents, en dépit des interférences artistiques ou politiques…
PC : Quand je travaille sur les fusillés du Mont Valérien, le Kosovo ou la Palestine, sur Joseph Epstein ou Raymond Aubrac, je sais ce qui se passe dans ce territoire politico-historique. En revanche, à Saint-Gildas-des-Bois, j’interviens dans un lieu spirituel, dans un lieu de culte consacré ; je ne suis pas croyant, mais le timbre est différent. Le lieu et la temporalité de cet espace ne nécessitent pas une analyse anthropologique, sociologique ou historique approfondie. Le problème de l’église de Saint-Gildas-des-Bois, c’est la question de la révélation.
SR : Dans quel sens du terme ?
PC : Que faire à l’intention des gens qui viennent là pour prier ou méditer ? Je veux essayer de révéler – est-ce le bon mot ? peut-être… – révéler le temps, si court et si immense d'une vie.
SR : Pourtant, vous faites là aussi œuvre d’historien ?
PC : Cela dépasse la question de l’histoire spécifique de ces enfants qui ont été internés à la Salpétrière ou ailleurs. Dans cette abbatiale, il s'agit pour moi de penser à l'enfermement de chacun.
SR : C’est votre souscription à la part d’édification historiquement attachée à l’art du vitrail ?
PC : Oui, c’est aussi une façon de s’interroger sur qui l’on est, sur ce que l’on fait…
SR : Dans cette commande des vitraux de Saint-Gildas-des-Bois, qu’est-ce qui vous a touché ?
CP : Je voulais faire des vitraux depuis très longtemps. Le verre est un matériau de prédilection, qui traverse tous les temps ; le verre, c’est le temps comme dans les objets de Proust et c’est aussi le ralenti comme quand, au cinéma, des personnages traversent des parois en verre. C’est pourquoi j’avais envie d’exécuter des vitraux. Ce qui m’a séduit dans le projet de l’église de Saint-Gildas-des-Bois, c’est la modestie et la puissance du lieu et aussi le désir que j'ai senti – peut-être même le besoin – de la population et des élus qui vivaient l’absence des vitraux détruits depuis la guerre comme une amputation.
SR : Ce sont des fantômes d’enfants que vous paraissez avoir cristallisés dans le verre ?
PC : Des spectres ou des fantômes – je ne sais pas trop s’ils reviennent ou s’ils s’en vont. Ils sont en surplomb par rapport à nous, hiératiques et très stables ; j’ai pensé aux séries de portraits réalisés par Malévitch à la fin de sa vie. Ils nous regardent et on peut avoir la sensation qu'is nous jugent. On sent le poids de l’histoire, quelle histoire? C’est dans la même direction que ce que je prépare pour les Archives nationales…
SR : Vous pouvez parler de ce projet plus précisément ?
PC : C'est étrange et passionnant. Les pouvoirs politiques et culturels savent que j'ai effectué un choix dans les archives photographiques des Archives nationales, choix qui va être à la base de l'oeuvre que je vais réaliser. Connaissant la manière dont l'institution protège ses secrets, l'intimité de l'Histoire, je suis étonné de constater n'avoir aucune question sur les choix que j'ai effectués. Les seules interrogations portent sur les éventuels droits de reproduction des documents... On attend le résultat de mon alchimie ! Ce que je trouve intéressant, c’est d’observer jusqu’à quel point la structure dotée d’un pouvoir symbolique évite de se mêler de ce qui la concerne.
SR : Qu’allez-vous proposer ?
PC : Ce sera une dalle carrée, devant le bâtiment, avec un damier de cent cases. Dans chaque dalle de verre, un visage – celui de Jean Moulin, par exemple – qu’on retrouvera cinq fois, avec des intensités différentes et qui s’effacera progressivement.
SR : Et pourquoi les visages s’effacent aux Archives nationales, dans un lieu où les documents sont censés être inaltérables ?
PC : C’est une bonne question ! (rires) J’attends de voir les réactions que cela va susciter.
SR : Pourtant, notre société est hypermnésique, où tout peut être lieu ou objet de mémoire. Ce que vous décrivez est une défiance des responsables politiques ?
PC : Je ne crois pas. C’est plutôt l’idée que l’artiste est un sorcier ou un magicien, dont on attend de voir ce qu’il va réaliser. C’est aussi l’expression d’une très grande appréhension du pouvoir à l’égard des artistes, surtout quand les œuvres touchent à la mémoire. Ce qu’on commémore masque toujours autre chose. Quand le monument montre ce qu’il masque, cela devient un vrai problème.
SR : C’est ce que vous cherchez à montrer ?
PC : D’une manière générale, je m’intéresse à ce qui est en creux, à l’absence, au silence…
SR : Et le débordement, comme dans la Madone de Benthala où s’opposent le creux du visage et les plis expansifs des robes ?
PC : C’est une pièce très berninienne, avec ces robes-mappemondes qui expriment une forme de monstruosité de l’histoire. La robe est comme une souche d’arbre. Je pense à l’épisode de la racine de marronnier dans La Nausée de Sartre. L’histoire nous donne envie de vomir, parce qu’elle est monstrueuse ; elle peut être monstrueusement belle, elle reste monstrueuse.
SR : Vous voulez donner un écho à cette monstruosité dans vos œuvres ?
PC : J’ai une vraie colère en moi… Il serait temps que les gouvernements prennent les peuples pour des peuples adultes. Alors, j’essaie d’intervenir, je prends position, pour essayer de dire ce qui a été et ce qui est.
SR : Est-ce que vos interventions procèdent de la provocation ?
PC : Non, je ne suis pas un artiste provocateur. Je procède à une exhumation. Pourquoi y a-t-il eu ce débat autour de la mort de Ben Laden ? On sait que, dans l’histoire, chaque fois que le corps mort est absent ou qu’il n’est pas montré, la porte du tombeau reste ouverte. Par exemple, on ignore où se trouve le corps de Jean Moulin ; il y a une urne portant l'inscription Présumé Jean Moulin. Il a fallu la transe d'André Malraux au Panthéon pour faire rentrer Jean Moulin dans son cercueil. On assiste actuellement à un étrange spectacle. Au moment même où le corps de Ben Laden était immergé, on remontait les corps des victimes du crash aérien Rio-Paris. On est là face à une question archaïque qui est au cœur de mon travail. On le sait, le deuil ne peut se construire que sur le rapport au corps mort.
SR : Que pensez-vous de la photographie officielle de Pete Souza qui montre Obama et ses conseillers, dans la situation room de la Maison Blanche, suivant en temps réel, sur un écran que nous ne voyons pas, l’opération contre Ben Laden – photographie qui a été en quelque sorte publiée à la place des images de l’assaut ?
PC : C’est un ready-made extraordinaire que Marcel Duchamp aurait pu créer ou alors c’est une séquence de la série TV A la Maison Blanche. Mais cela ne règle pas le malaise provoqué par la disparition du corps de Ben Laden. Est-ce une réponse de Barak Obama à ceux qui aux États-Unis le soupçonnent d'être musulman?
SR : Et Raymond Aubrac ? La biographie a paru au Seuil sous le titre Raymond Aubrac, Résister, reconstruire, transmettre ; le film s’intitule Raymond Aubrac, les années de guerre (Les Films d’ici, avec Fabien Béziat). Quel est votre travail plastique dans ce projet ?
PC : J’ai sérigraphié sur verre les deux grands autoportraits photographiques de Lucie et Raymond Aubrac pris devant un miroir en 1941. En arrière-plan, on voit la carte du monde avec cette expression : "Les cinq parties du monde". D'une certaine manière, cette image anticipe la trajectoire de Raymond Aubrac dans le XXe siècle, du Maroc au Vietnam, de Prague à Berlin et Washington. Et je prépare une autre œuvre : quand j’ai filmé mes entretiens avec Raymond Aubrac, il y avait toujours, derrière lui, un bois flotté, que j’essayais de ne pas avoir trop dans le cadre, mais qui m’intriguait. Récemment, Raymond Aubrac m’a donné cette racine, dont je ne connais pas toute l’histoire – il m’a dit l’avoir ramassée près d’un torrent –, mais je ne peux détacher mon esprit de la manière dont en Asie on conserve précieusement certains bois flottés. Sa forme complexe et pourtant évidente, organique et végétale m'évoque ces boules en ivoire ajouré fabriquées à Canton. Ho Chi Minh en avait d'ailleurs offert une à la fille de Raymond Aubrac. Pour moi, cette racine m’apparaît (subjectivement !) comme un lien entre Aubrac et Hô Chi Minh.
SR : Vous allez donc continuer à articuler des travaux aux confins de l’art et de l’histoire, du film, du livre et des créations plastiques ?
PC : C’est une nécessité. L’équilibre très instable dans lequel je suis fait que je n’appartiens plus à aucune société (rires).
SR : Ni à la société des artistes ou des cinéastes, ni à celle des historiens ? Et un peu à toutes ?
PC : Oui.
SR : C’est un problème ?
PC : Non. Pas pour les artistes, puisque mes œuvres et mon parcours me donnent une sorte de légitimité de ce point de vue. Quant aux historiens que j’ai rencontrés, ils ont été d’une manière générale très sympathiques et très généreux, en particulier vis-à-vis d’un vilain canard comme moi. Un de mes prochains projets pourrait être lié à l’historiographie de la Deuxième Guerre mondiale, à partir de l’histoire personnelle et familiale des historiens de la première génération postérieure au conflit : Jean-Pierre Azéma, Denis Peschanski, Serge Wolikow… Comment écrire l’histoire dans ces conditions émotionnelles ? Cela implique d’avoir une très grande distance vis-à-vis de ses propres affects qui, pour autant, ne peuvent pas être évacués et qui se manifestent par des choix, des oublis ou des avancées. Quand on travaille sur l’histoire, il faut se souvenir que la psychanalyse a été inventée et que nous ne sommes pas des êtres informatisés obéissant à des règles immuables. L’écriture de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, telle qu’elle s’est développée depuis quarante ans, est donc engagée par ces questions. Je voudrais consacrer un film à cette question.
SR : Vous évoquez là une question passionnante qui touche aux rapports entre l’histoire et l’intime, entre l’écriture de l’histoire et l’autobiographie.
PC : Comme l’a montré la polémique récente autour du roman de Yannick Haenel basé sur le témoignage de Jan Karski, la fictionnalisation de l’histoire pose problème. Le risque de la fiction historique, c’est d’arriver à une forme d’aberration ou d’erreur. Haenel me semble représentatif du glissement de la biographie et de l’histoire vers l’autofiction.
SR : La polémique Haenel-Lanzmann posait une question qui a dû vous intéresser en tant qu’artiste : a-t-on le droit de faire de l’histoire un motif romanesque, comme l’a revendiqué Haenel, ou doit-on faire œuvre, ainsi que le défend Lanzmann dans Shoah, pour accompagner dans la mort la foule de ceux qui ont été massacrés et qui n’ont pas eu de sépulture ?
PC : Haenel n’a pas (encore) la puissance du roman historique. Par contre Enzensberger dont les ouvrages sont classés dans les romans parvient, il me semble, à faire oeuvre d'historien en même tant que de romancier.
SR : La fiction historique vous tente-t-elle ?
PC : Je préfère faire advenir des hypothèses historiques dans le réel, à travers mes œuvres, mes films et mes livres. Le choix de la fiction pour une période marquée par une forte charge historique comme la Seconde Guerre mondiale, quand il est effectué par quelqu'un qui n'a pas traversé les événements historiques dont il parle, me laisse perplexe. Je dois reconnaître que, parfois, quand je suis confronté à l'impossibilité d'avoir accès aux archives, elle me tente.
La réglementation en France sur l'accès aux archives rend certaines recherches quasiment impossible. Des dossiers concernant l'arrestation de Jean Moulin il y a bientôt 70 ans restent inaccessibles. Dès ce moment la tentation est grande de faire des hypothèses et par là même de s'engager sur le chemin de la fiction.
SR : L’invention plastique et la fiction n’ont pas le même statut ?
PC : Non, l’invention plastique procède du symbolique. L’œuvre n’est pas une preuve, elle ne démontre rien. C’est un objet de réflexion, dans tous les sens du terme.
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