Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
Lamento est un recueil de cinq textes tirés de l'ouvrage du même nom, édité par le Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean, (Mudam Luxembourg), à l'occasion de l'acquisition du Musée des trois sculptures de Pascal Convert autour de la question de la photographie de presse.
"Construire la durée" / "Constructing duration" / "Die Konstruktion der dauer" Georges Didi-Huberman
"Pascal Convert ou comment se dépêtrer du réel" / "Pascal Convert or how to get free of the real" /
"Pascal Convert oder wie man sich von der wirklichkeit befreit" Catherine Millet
"Eloge des aérolithes" / "In praise of aeroliths" / "Lobrede auf due himmelssteine" Philippe Dagen
"L'orphelinat des images" / "The orphanage of images" / "Das wisenhaus der bilder" Bernard Stiegler
Ainsi il vient un jour où un pan d’une aventure s’achève.
Trois sculptures en témoignent.
Grâce à Marie-Claude Beaud avant tout et l'équipe Du Musée d'art Moderne
Grand-Duc Jean, mais aussi Jean-Hubert Martin et Jean-Louis Froment.
Grâce à Georges Mérillon, Tal Abou Rahme et Hocine Zaourar,
dont la confiance et l'amitié ne m'ont jamais fait défaut.
Grâce à Eric Saint Chaffray et Claus Velte, aux mains patientes.
Fatale beauté
De manière générale, lorsque l'on qualifie une photographie de presse d'"esthétique", cela sous-entend toujours "trop belle", "trop belle pour être vraie". Ainsi la trop grande plasticité d'une image de presse ruine sa crédibilité, sa puissance de témoignage, sa valeur journalistique. La beauté serait même plutôt associée à la duplicité. Cette idée très fortement admise se trouve aujourd'hui confrontée à une situation nouvelle : si les images télévisuelles du 11 septembre restent dans notre mémoire, ce sera du fait de l'importance politique et historique de l'événement mais aussi du fait de leur beauté plastique. Quelle horreur que de penser cela, pourrait-on nous dire. Mais n'est-il pas plus dangereux de ne pas penser cette beauté fascinatoire de la destruction, beauté qui elle-même avait été programmée par Ben Laden ?
La beauté des images fait son retour dans la politique.
Ce que ce début de XXIe siècle nous apprend, c'est que le retour des conflits culturels, économiques et surtout religieux ne va pas sans le retour d'une utilisation politique de la puissance des images, depuis la destruction des gigantesques statues de Bouddha en Afghanistan par les Talibans jusqu'à la destruction des Twin Towers par Al Quaïda. Dès lors, il est nécessaire qu'un regard sans censure se pose sur ces pauvres images que nous consommons avec délectation tout en les rejetant dans l'enfer du mensonge. Elles nous donnent peut-être à voir le monde non tel qu'il est mais tel qu'il advient, posant les cadres à la fois concrets et imaginaires des événements de l'Histoire (2).
A l'origine
Ce sont trois images, trois icônes des dix dernières années qui vont nous servir de guide pour tenter de lire dans les remous du temps. Pourquoi ces trois images-là, longtemps et encore accusées de n'être que les décors d'une scénographie compassionnelle ? Peut-être parce que, parfois, on ne laisse pas aux images le temps de nous parler, de nous dire ce qu'elles ont à nous dire. Parfois les images bégaient. Impatients, nous croyons avoir compris et nous leur coupons la parole avant même d'avoir fini de les écouter.
Trois images donc. Deux photographies sorties de la nuit, saisies dans une sorte de flash-back de notre histoire, la "Pietà" du Kosovo de Georges Mérillon (Gamma, Kosovo, 1990), la "Madone" de Bentalha d'Hocine (AFP, Algérie, 1997) et une séquence vidéo sur la mort du "petit Mohammed" Al Dura à Netzarim réalisée par Talal Abou Rahmeh, (commentaire Charles Enderlin, France 2, 2000).
"Madone", "Pietà", "complainte sur le corps du Christ mort", "Déposition", "Massacre des innocents", ces expressions issues du lexique chrétien pourraient nous simplifier la tâche. Finalement quelque chose de très simple unirait ces trois images : le stéréotype compassionnel hérité de la culture chrétienne. Au lieu de rendre compte de la complexité des conflits, les photo-reporters proposeraient un réel construit à coups de stéréotypes et d'images réflexes, et ce dans l'objectif de fournir au consommateur occidental une imagerie qui le séduise. Des images qui se vendent... et ce qui se vend est bien sûr ce que l'on connaît déjà.
Pour répondre à cet objectif économique, certaines images imiteraient les archétypes de la peinture occidentale jusqu'à produire un genre photographique : la photo victimaire.
Ce genre trouvera son essor à partir de la première guerre mondiale et produira des images parmi les plus célèbres du XXe siècle : Tomoko et sa mère d'Eugène Smith (Minamata, Japon, 1972) ou la petite Vietnamienne terrorisée de Nick Ut. La photographie ainsi produite viserait tout à la fois à culpabiliser, à émouvoir le spectateur tout en le rassurant par une imagerie déjà vue.
Mais à partir des années 90, noyé dans un flot continu et incontrôlable d'images et victime d'une succession de mises en scène journalistiques (débarquement à Mogadiscio, première guerre du Golfe, faux charnier de Timisoara), le spectateur a perdu confiance et le doute s'est installé durablement. Car si la "guerre du Golfe n'a pas eu lieu" (Jean Baudrillard) comment se pourrait-il qu'il en existe des images ? Ce doute a atteint toutes les images que nous nous sommes mis à regarder à distance. Mais, de loin, que peut-on voir ? et surtout peut-on regarder, c'est-à-dire être "impliqué" (3)?
Les cinq années que j'ai passé à travailler sur ces trois images pour des projets de sculpture m'ont rapproché d'elles et surtout ont permis l'émergence de questionnements. Comment se pouvait-il que dans trois pays de culture musulmane, le Kosovo, la Palestine, l'Algérie, à trois dates différentes, 1990, 1997, 2000, se retrouve de manière récurrente cette iconographie chrétienne du martyr?
Médusés
Or, face à ces trois images pourtant issues de la culture musulmane, nous sommes face au martyre subi, au martyr victime, souffrant.
Avant toute chose, elles nous mettent face à la douleur de l'autre, face au malheur musulman, face au sort réservé aux musulmans dans le monde contemporain. Ce que nous refusons de voir revient en force, même si nous apprivoisons ce choc par leur lecture chrétienne.
Mais ces trois images, à des degrés divers, vont être dans le même temps instrumentalisés par les intégristes musulmans. Signe qu'entre 1990 et 2001, les mouvances islamistes radicales vont comprendre l'intérêt qu'elle ont à contrebalancer l'iconographie du martyr offensif (4), bombe humaine, peu à même d'être comprise dans le monde occidental, par une iconographie du martyre subi, plus susceptible d'éveiller la compassion.
L'histoire de ces trois images serait donc l'histoire progressive d'une dépossession de notre culture. L'Occident assisterait impuissant à la colonisation de son iconographie victimaire à des fins de propagande islamiste. Et l'occident assisterait impuissant à la circulation planetaire d'images dont il ne parvient pas à déchiffrer le sens, faute de les regarder vraiment - puisqu'elles le regardent (5).
Le 11 septembre 2001 aura vu l'apogée de cette dépossession : médusés, les États-Unis assisteront en direct à la destruction des symboles de leur domination économique, de ce monde où "il y a comme une asphyxie de la parole, parce que les mots s’y échangent, indifférents, semblables les uns aux autres, à l’instar des pièces de monnaie" (6).
Mais cette destruction des Babel Tower de l'économie mondialisée sera aussi et surtout une destruction de la domination visuelle des États-Unis par la simple injection de l'imaginaire des films catastrophes dans le réel, au coeur de la mégapole. Face à ce désastre, les autorités américaines n'auront qu'une hâte, transformer cette ruine de chair métallique en fantôme de verre, pensant ainsi détruire les images de la destruction. Simple aveu d'un désarroi, d'une peur d'un symbolique que l'on ne domine plus.
C'est l'histoire de cette dépossession que ces trois images nous racontent. Et ce sentiment de dépossession de soi, de son identité, dessine une crise non de l'Islam mais de l'Occident. Les accusations dont seront victimes ces trois images tantôt revendiquées comme icônes du monde occidental, tantôt désignées comme vestiges colonialistes, tantôt comme images de propagande ayant pour origine des mouvances extrêmistes islamistes, jusqu'à y voir de pures et simples mises en scène (7), sont les premiers symptômes d'une crise d'identité de la société occidentale, d'une crise de sa relation aux images.
1 - Ce texte est inspiré d'un article publié dans un numéro spécial d’Art Press «Images et religions du livre» (novembre 2004). Il fait suite à trois articles parus dans Art Press : "Des images en mercure liquide" in n°251, nov. 1999, "Des images figées" in hors série "Représenter l'horreur", mai 2001 et "Médée l'algérienne" in n° 289, janv. 2003.
2 - Entretien entre Catherine Millet et Pascal Convert in "De Mémoires" , catalogue de l'exposition organisée par Philippe Dagen au Studio National du Fresnoy, Tourcoing, 2003, éd. Flammarion.
3 - Georges Didi-Huberman in "L'image brûle", conférence au Centre Georges Pompidou, juin 2004.
4 - Farhad Khosrokovar, Les nouveaux martyrs d'Allah, éd. Champs Flammarion, 2002.
5 - Georges Didi-Huberman. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, éd. de Minuit. 1992.
6 - André Neher, L’Exil de la Parole, éd. Seuil, 1970, p.114.
7 - On accusera par exemple La Madone de Benthala d'être un photomontage. Mais les accusations de mise en scène toucheront plus directement la scène de la mort de Mohamed Al Dura. Gérard Huber dans son livre Contre-expertise d'une mise en scène (éd. raphaël. 2003) parle de "mise en scène palestienne de la fausse mort de l'enfant palestinien (...)" p 222. On peut lire sur cette question mon texte "Des images figées" in: Art Press, hors série "Représenter l'horreur", mai 2001.
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