pascal convert

2002 - 2003

Mort de Mohamed Al Dura

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"Je crois qu'à la base de l'art il y a cette idée ou ce sentiment très vif d'une certaine honte d'être un homme qui fait que l'art ça consiste à libérer la vie que l'homme a emprisonné. L'homme ne cesse pas d'emprisonner la vie, de tuer la vie. La honte d'être un homme... L'artiste, c'est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle, ce n'est pas sa vie."

Gilles Deleuze, "R comme Résistance", L'Abécédaire.

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Dans le labyrinthe de l'horreur

Cet automne nos solitudes auront été plus désespérées, plus solitaires. Des images se sont ajoutées aux images qui déjà dévorent notre vie. Une succession d'images d'horreur, d'images qui glacent le sang : images en boucle (1) de la mort de Mohamed, 12 ans, tué le samedi 30 septembre 2000 au carrefour de Netzarim dans la bande de Gaza sous le regard du cameraman de France 2 Talal Abou Rahmeh; puis, comme dans l'effet miroir d'un cauchemar, quelques jours plus tard, le jeudi 12 octobre, ces images nous laissant à l'effroi, filmées par un cameraman indépendant pour le compte de la chaîne privée italienne RTI, du lynchage et de la défenestration de Yosef Avrahami, 38 ans, et de Petakh Tikva, 33 ans, deux soldats israéliens, par un groupe de Palestiniens avides de vengeance. Sous nos yeux se sont superposés, agglutinés le cri muet de Mohamed (2) et la chute verticale de ce corps désarticulé d'un soldat Israëlien. Et l' innommable a trouvé son nom avec l'apparition de ces mains rouge sang, spectrales, comme nous faisant signe à une fenêtre: la haine.

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Quelque chose de l'épouvante aura pu nous saisir à ce moment et nous faire désespérer de l'idée de communauté humaine. Quelque chose de nouveau aussi s'était produit : les images pouvaient impunément passer de l'état mobile à l'état figé. Peut être est-ce cela aussi, cette capacité de l'image à changer d'état, à passer du liquide au solide de manière indifférenciée, qui accentuait notre vision de cauchemar ?
Dans le Monde Diplomatique, Edgar Roskis notait avec justesse que le traitement médiatique de la nouvelle intifada était "dissemblable" de ce qui avait été connu jusqu'alors : "les "seigneurs" de la photographie ont été supplantés par l'omniprésence et l'omnipuissance de la télévision. Si des images fixes du petit Mohamed sont parues dans la presse écrite, c'est parce que la chaîne de télévision France 2 a bien voulu rétrocéder gracieusement aux agences photographiques quatre photogrammes extraits de la bande tournée par Talal Abou Rahmed (trois pour l'AFP, une pour AP). Idem pour le lynchage de Ramallah (3)."

Ce n'était évidemment pas là la première occurrence du passage de l'image mouvement à l'image figée. Pourtant, oui, on eut le sentiment du dissemblable. Et quelque chose me touchait particulièrement, de manière presque privée, dans les images de la mort de Mohamed, comme dans les images de la chute des corps de Yosef Avrahami et Petakh Tikva. Ce qui me touchait n'était pas tant la dissemblance qu'une ressemblance. Tout d'abord une ressemblance formelle mais aussi symbolique entre les photogrammes de la mort de Mohamed et deux photos sur lesquelles j'ai écrit et travaillé, la Pietà du Kosovo et la Madone de Benthala (4). Dans un deuxième temps, dans un partage de ce lieu chaotique du rêve ou du cauchemar que seule l'amitié permet, j'ai reconnu une ressemblance entre cette chute arrêtée d'un corps et une photo reproduite dans le chapitre "Ressembler" du livre de Georges Didi-Huberman Phasmes. Photo d'un corps entre l'envol et la noyade suspendu à un arbre tête en bas et dont la légende nous apprend qu'il s'agit du résultat du passage d'un cyclone au Bangladesh (5). Ces images se ressemblaient bien sûr formellement, deux corps arrêtés dans leur chute. Mais au delà rien ne semblait les relier.

Les images nous posent parfois des questions en forme de rébus insondables. Ce qui ne veut pas dire que nous devions renoncer à faire une histoire des images. Simplement nous devons peut-être accepter le chaos comme élément constituant de toute image et peut-être de toute histoire.

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Une ressemblance dissemblable.

Travaillant actuellement à la réalisation d'une sculpture s'inspirant de la Madone de Benthala, je ne pouvais être que très sensible aux images de la mort du "petit Mohamed". On y retrouvait les mêmes caractéristiques formelles sans toutefois la référence directe à l'histoire de l'art donnée par le titre Madone de Benthala (6). Serge Tisseron décrivait ainsi les éléments à l'oeuvre dans cette photo :"Il ne suffit pas qu'une image touche à un archétype pour être "emblématique". Il faut deux autres conditions. Tout d'abord elle ne doit pas être trop précise, pour que chacun puisse y voir ce qu'il a envie d'y voir. Elle ne doit pas évoquer un temps ou un espace précis, être peu informative, bref être le moins "contextualisée" possible. C'est pourquoi l'image emblématique est en général recadrée très serrée pour être centrée sur les personnages comme ici. Mais cette condition ne suffit pas. Il faut aussi que cette image engage son spectateur, par ces qualités formelles, dans un jeu de résonances intérieures par lesquelles il se sente à la fois enveloppé par elle et confirmé dans son appartenance à l'ordre humain. Il existe peu d'archétypes qui fondent l'ordre humain : les liens de filiation réelle (la maternité) et symbolique (l'ordre paternel) et les limites infranchissables de l'humain (la mort, la folie, la transfiguration spirituelle)" (7).

On retrouvait à l'oeuvre dans les images figées de la mort de Mohamed le même principe de décontextualisation, un impossibilité à situer la scène avec précision : ici un adulte et un enfant adossés à un mur en parpaings, acculés, sans perspective d'issue, se protégeant d'agresseurs invisibles derrière un cylindre en béton. Trois photogrammes recadrés pour isoler les deux personnages de tout parasite mais aussi pour les rendre à la solitude de la mort qui les attend : le premier d'un enfant accroupi blotti contre son père qui fait des gestes inutiles pour arrêter les tirs, le deuxième d'un enfant hurlant de peur et d'un père s'agrippant l'un à l'autre, le dernier de corps comme assoupis dans le repos de la mort. J'y voyais ce même terrible affaissement des corps comme absorbés, noyés dans le sol qui m'avait tant touché dans la Madone de Benthala... peut-être aussi une réminiscence du chien de Goya, bouche ouverte, s'enfonçant inexorablement dans un sol mouvant.

Ce travail de décontextualisation permis par le passage de l'image mobile à l'image figée convoquait le spectateur dans sa condition humaine : cette image fatale d'un père échouant à protéger son fils qui meurt dans ses bras s'adresse à tout être humain, réveille en lui une angoisse insondable face à la fatalité.

Car Mohamed, quoique Palestinien, n'avait rien à voir, du moins dans ces circonstances, avec le conflit dans lequel il s'était trouvé piégé. Et le hasard, ce hasard absolument nécessaire pour construire du réel (8), s'était chargé de s'en saisir comme d'une victime sacrificielle. Le document audiovisuel aura été diffusé le samedi 30 septembre à 13 h. Il sera repris dès les journaux du soir par l'ensemble de la presse audiovisuelle. L'arrêt sur image sera photographié par l'A.F.P. le dimanche et repris en presse écrite par tous le lundi.

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L'onde de choc qui suivit la publication de cette photo "qui n'en est pas une" (9) n'a d'égal que la publication le mercredi 24 septembre 1997 à la une de quasi tous les quotidiens mondiaux de la photographie de Hocine La Madone de Benthala (10). "Terreur à Alger", "De massacre en massacre", "Une Madone en enfer", si les unes des journaux n'indiquaient qu'avec peu de clarté les coupables des massacres en Algérie en 1997, au contraire le coupable aura été cette fois-ci montré du doigt sans l'ombre d'une hésitation : "L'erreur d'Israël","L'Israël de la promesse trahie", "Israël-Palestine, la guerre qui tue les enfants", "L'enfant emblématique de la Palestine".

Mohamed était devenu le symbole du martyre Palestinien et la presse occidentale avait pris fait et cause pour les Palestiniens, condamnant unanimement Israël, faisant resurgir un antijudaïsme séculaire : si les cris "morts aux juifs" qui ont jailli lors de la manifestation organisée le 7 octobre par le MRAP, association antiraciste, ont été vigoureusement dénoncés par cette association même, ils n'en ont pas moins été prononcés et le peuple Juif, déicide, satanisé, responsable du Massacre des innocents, aura une nouvelle fois été "déclaré inhumain, c'est-à-dire expulsé hors de l'humanité commune (11)". L'immense valeur que l'on peut donner à des photos telles que la Madone de Benthala, la Pietà du Kosovo, ou à celle de la petite fille brûlée au napalm fuyant nue sur une route (prise par Nick Ut pour AP) tient certainement moins à la désignation d'un coupable qu'à un sentiment de douleur universelle. Bien sûr il y a un agressé et un agresseur mais l'agresseur ne se trouve pour autant "expulsé hors de l'humanité commune". L'horreur montrée y est la nôtre en tant qu'être humain. Ces photos nous renvoient à "la honte d'être un homme", sans pour autant confondre la victime et le bourreau (12). Elles dégagent un sentiment de responsabilité collective .

Une double décontextualisation

Les images figées de la mort de Mohamed avaient dangereusement désigné le coupable. Ceci était le résultat d'une double décontextualisation. Car si le recadrage et la puissance symbolique de la situation avait permis la création d'une image emblématique, cette décontextualisation si évidente pour l'acte photographique en cachait une autre : la fixité de l'image de la mort de Mohamed nous avait fait oublier ce dont elle était faite : le mouvement.

Ces images figées n'étaient que la partie immergée d'un iceberg, masse toujours mobile, dérivant dans un flux d'images. Bien sûr consciente de ce déplacement et des risques pris à jouer ainsi avec la matière même d'une image, l'A.F.P. avait laissé visible la trame télévisuelle, indice de son origine (13). Mais cela n'aura pas suffi. Quelque chose manquerait définitivement à cette image : son origine. On peut même craindre que la mise en page dans la presse écrite de ces trois clichés de Mohamed et son père aient pu amener une confusion supplémentaire, le lecteur pensant qu'il s'agissait là d'une planche contact photographique.

De la description à la condamnation

S'il est impossible de rendre ces clichés aux mouvements organiques du cadre durant la prise de vue en l'absence d'un possible visionnage des rushes (14), il est tout de même nécessaire de tenter d'approcher leur lieu d'origine en regardant à nouveau le reportage inaugurant leur apparition :

"15 heures : tout vient de basculer près de l'implantation de Netzarim dans la bande de Gaza. Des Palestiniens ont tiré à balle réelle, des Israéliens ripostent. Ambulanciers, journalistes et simples passants sont pris entre deux feux. Ici Djamal et son fils Mohamed sont la cible de tirs venus de la position israélienne. Mohamed a 12 ans, son père tente de le protéger. Il fait des signes mais une nouvelle rafale : Mohamed est mort et son père gravement blessé".

Cette première partie du sujet aura duré 50 secondes et nous aura appris trois choses. D'une part l'origine du drame ("des Palestiniens ont tiré à balle réelle, des Israéliens ripostent"), d'autre part l'immense difficulté des cameramen saisis dans le conflit à rendre compte clairement d'une situation. Pour finir, la minute qui suivra nous permettra de comprendre que si la mort de Mohamed occupe une place importante en regard du temps des autres informations (28 secondes), elle n'est pourtant pas la "cible" centrale du sujet.

" (...) Un policier Palestinien et un conducteur d'ambulance ont également perdu la vie au cours de cette bataille. En Cisjordanie aussi de très violents affrontements ont fait des morts et de nombreux blessés; à l'entrée de Bethléem des centaines de jeunes Palestiniens ont attaqué la position israélienne. Les gardes-frontière les ont repoussés à l'aide de grenades lacrymogènes et de balles caoutchoutées. Des scènes identiques se sont déroulées à Hébron où plus de 80 manifestants ont été blessés. Au nord de Ramallah un mort et 60 blessés Palestiniens mais aussi des soldats touchés par les jets de pierre. Marwan Barghouti chef du Fatah pour la Cisjordanie était sur place. "Nous nous battrons pour la souveraineté sur Jérusalem, nous nous battrons contre Sharon, on était là lorsqu'il est venu visiter les mosquées, c'est notre message. Pas de paix sans Jérusalem. Jérusalem est la clef de la paix dans la région." Les obsèques de l'adolescent tué à Ramallah auront lieu demain. Son père doit rentrer de Jordanie où il était en voyage." (Commentaire de Charles Enderlin)

Même la chute du sujet nous laisse dans le doute : s'agit-il de Mohamed ou non ? Loin de chercher à dénoncer et encore moins à condamner, ce sujet tente de décrire une situation chaotique, au point de sombrer lui-même parfois dans le chaos. Il est clair qu'à cet instant personne ne pense que l'image de Mohamed fera le tour de la planète. Dès lors que s'est-il passé ?

Le plus simple serait de voir dans le monument fait à Mohamed un acte visant à rendre Israël responsable de l'échec des négociations de paix. Pourquoi continuer à se préoccuper d'Israëliens assassins d'enfants... ou d'ailleurs de Palestiniens lyncheurs ivres de vengeance ? Ces deux événements auront permis aux puissances occidentales de prendre de la distance avec ce conflit. Peut-être en l'attente de la nouvelle ligne politique de Georges.W. Bush tout juste élu Président des États-Unis. Mais par quelle manipulation, par quel tri des informations aura-t-on pu obtenir ce résultat ?

L' omission du mouvement

Les arguments développés pour dénoncer une manipulation auront été multiples sans pour autant retenir ce passage de l'image mouvement à l'image figée comme moteur d'une possible mise à l'index d'Israël. Michel Zlotowski dans son article "Les médias sont-ils contre Israël (15)?" n'entre pas dans cette stratégie commune aujourd'hui qui consiste, par facilité intellectuelle, à crier au trucage ou à l'image falsifiée, mais il dénonce l'incompétence de la presse française. Jean Vidal dans le même numéro de l'Arche tout en reconnaissant que "le cameraman n'est pas en cause, qu'il a fait son métier dans des conditions périlleuses et (que) le document qu'il a obtenu devait être diffusé" critique la diffusion "d'une telle image sans en expliquer la signification et sans la situer dans son contexte".

La question du contexte sera l'élément retenu par l'armée Israélienne pour développer une procédure d'enquête utilisant les images tournées pour permettre une reconstitution du drame : "une enquête globale menée durant les dernières semaines amène à douter sérieusement que le garçon ait été touché par un tir des forces armées israéliennes", affirme un rapport présenté à la presse lundi à Tel Aviv par le chef du commandement sud de l'armée, qui englobe la bande de Gaza, le général Yom Tov Samia (...). "Il est tout à fait plausible que le garçon ait été atteint par des balles palestiniennes lors de l'échange de coups de feu qui eut lieu dans cette zone", indique l'armée dans ce rapport. Le général Samia a déclaré que cette seconde enquête reposait à la fois sur une reconstitution du drame, effectuée il y a un mois, et sur un visionnage des images tournées par une équipe de la chaîne de télévision française France 2. (16)"

Ainsi pour déterminer les responsabilités de chacun, des images tournées dans des conditions extrêmes serviraient à déterminer un angle de tir et à déduire l'identité du coupable. Le risque est grand de jouer aux apprentis sorciers de la balistique. Il semble évident que la défense d'Israël trouve son origine dans un événement médiatico-judiciaire récent : le procès Rodney King. Les policiers blancs qui avaient "rossé" Rodney King furent acquittés en première instance puis condamnés, suite à la découverte d'un document vidéo qui servit de preuve pour démontrer leur culpabilité. Mais si les images ont eu dans ce cas cette vertu de servir la vérité, comment penser que des images non seulement en mouvement mais dont l'opérateur de prise de vue est lui-même en action peuvent servir l'acte d'accusation ? La description de la fiche Bertillon illustre bien le dispositif requis pour qu'un document puisse être utile à la justice : c'est une fiche cartonnée qui "comprend des photos de face et de profil obtenues par un dispositif immuable, à distance codifiée et selon des principes fixes de telle sorte que le visage soit réduit au 1/7 avec des conditions de pose et d'éclairage constantes (17)". Avec l'image mouvement saisie par les opérateurs sur les terrains de guerre, nous sommes loin d'un tel dispositif.

Car la relation physique de l'opérateur de prise de vue à sa caméra est radicalement différente de celle du photographe, ceci pour deux raisons : d'une part l'encombrement physique, le poids d'une caméra et son positionnement à la manière d'une greffe sur l'épaule (18), d'autre part l'association directe entre les mouvements du corps et les mouvements filmés. Le pied de caméra qui apparaît par instants derrière Mohamed et son père montre que le cadreur a dû renoncer à la stabilité et a choisi d'assumer physiquement la situation. D'une certaine manière, on pourrait dire que là où le photographe travaille en deux dimensions, l'opérateur de prise de vue épaule travaille en quatre dimensions : au plan qui s'imprimera en deux dimensions s'ajoute le temps mais aussi le mouvement organique.

Non, un cameraman de guerre ne peut avoir une vision de surplomb, une vision panoptique de la situation. Non, les images tournées, quel que soit le nombre de caméras ayant été présentes sur le lieu de l'assassinat de Mohamed, ne peuvent servir d'élément pour l'accusation. Et c'est heureux qu'on ne substitue pas au rituel judiciaire le spectacle médiatique, et ce même si l'on peut comprendre qu'il soit nécessaire de déterminer les responsabilités de chacun (19).

Mais si l'analyse des images mouvement ne peut servir de base à une accusation, l'image figée de la mort de Mohamed ne peut non plus être retenue comme preuve puisque ce qui lui manque est ce dont elle est issue : le mouvement, le défilement des images comme je l'ai déjà dit. Il y a quelque chose de trompeur à isoler ainsi trois images parfaitement composées, parfaitement nettes alors que quelques trames auparavant on voit des images agitées, floues, convulsives de la même scène, signes d'un cadreur aux prises avec la mort. Retirer le mouvement à l'image de la mort de Mohamed, lui ôter ce double mouvement du défilement de la bande magnétique et de la prise de vue agit dans la lecture spectatorielle comme lorsque l'on retire la couleur à un document, qu'il soit d'ailleurs filmique ou photographique, pour lui donner celle des archives : le noir et blanc. Cela consiste à omettre un constituant essentiel de l'image. Si la "séquence exclusive" de la mort de Mohamed est repassée en boucle d'ailleurs de plus en plus brève à la télévision, elle n'a pu trouver sa temporalité de symbole que grâce à l'image figée, que l'on peut découper dans un journal, que l'on peut conserver de par soi.

Image fixe, image mouvement : une frontière troublée

Finalement la diffusion de ces images figées de la mort de Mohamed aura eu des effets paradoxaux. Certains d'ordre politique que l'avenir seul nous permettra de comprendre, d'autres plus éclairants sur la remise en cause de la frontière posée depuis un siècle entre l'image photographique et l'image mouvement.

La référence si présente aujourd'hui aux recherches d'Etienne-Jules Marey et d'Eadweard Muybridge semble servir de caution paternelle à ce décloisonnement : on a pu voir avec étonnement lors de l'exposition "Le mouvement en lumière : Etienne-Jules Marey", réalisée par Laurent Mannoni à l'Espace Electra à Paris, des séquences animées qui avaient été permises par le montage image-image de plaques chronophotographiques. Cette opération anachronique qui rend les chronophotographies de Marey au mouvement donnera à voir un mouvement syncopé : ni le lyrisme du ralenti, ni le réalisme du mouvement, mais une syncope, un tremblement du temps. Cet effet de syncope, de disparition et d'apparition du mouvement dans l'image se retrouve par exemple utilisé de manière majeure dans deux films que l'on peut classer culturellement aux antipodes. D'une part les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, d'autre part Matrix, le film des frères Wachoswski. Ces deux films utilisent les images à la charnière de l'animation d'images fixes et du devenir animé, saccadé, scandé, syncopé d'images mouvement.

Dès son premier film Jean-Luc Godard, en ce sens héritier de la pensée du réalisme d'André Bazin, aura refusé le ralenti, lui opposant l'arrêt sur image : A bout de souffle s'achève par "un arrêt sur image (qui) n'est pas le terme d'un ralenti, mais qui en est l'abolition radicale (20)". On ne peut donc penser à un glissement qui nous ferait passer du ralenti à l'arrêt sur image. Les histoire(s) du cinéma nous proposent une image saccadée (21) du temps.

L'heure n'est plus ni au ralenti comme figure mélancolique du temps ni à l'arrêt sur image comme convocation ultime du spectateur mais aux images temporairement figées, dont le mouvement peut éternellement renaître de ses cendres (22). L'image se fige comme touchée d'un état de pycnolepsie (23): elle semble atteinte d'une amnésie momentanée du mouvement et le reprend quelques secondes plus tard là où elle l'avait laissé.

On peut penser que cette dissolution des frontières entre image fixe et image mouvement a pour origine technique le numérique. Au niveau du grand public sa mise en pratique aura été permise par l'apparition d'appareils de prise de vues numériques qui peuvent indifféremment être caméra ou appareil photo. Le numérique accessible à tous aura décloisonné les chaînes de production et supprimé la différenciation entre image mouvement et image fixe, créant une forme hybride que l'on pourrait nommer l'image syncopée. Non seulement du fait de l'usage multiple et indifférencié que l'on peut faire de ces appareils mais aussi du fait de la technique d'enregistrement.

Car le processus de compression numérique grand public procède ainsi, par évanouissement de l'image : il utilise les défauts de l'oeil pour compresser les images de manière destructive (lossy), ignorant certaines quantités de l'information d'origine (dans le domaine spatial et le domaine temporel) et les restituant après échantillonnage, c'est à dire après sélection des éléments "pertinents".

La publication des images figées de la mort de Mohamed auront été permises par ce contexte d'hybridation, de modification génétique des images mais aussi des êtres (24). Deuil de Mohamed, du "petit" Mohamed comme s'est acharné à l'écrire la presse. Mohamed n'est pas le Petit Poucet, il ne s'est pas perdu dans la forêt mais dans le monde de la guerre et n'a pas retrouvé son chemin. Mais aussi, à l'heure des images syncopées, deuil de l'illusion de rapport au réel que pouvaient nous transmettre les images mouvement des cameramen et les images fixes des photographes (25).


Pascal Convert

cet article a été publié dans le numéro spécial d'Art Press en mai 2001.


1 - "Images en boucle" par Edgar Roskis in Le Monde Diplomatique.

2 - "Le cri muet de Mohamed" par Gérard Lefort in Libération du 9 octobre 2000.

3 - Justesse qu'il faut toutefois nuancer puisque les images du lynchage de Ramallah ont deux origines, l'une filmique, l'autre photographique. La photo des "mains ensanglantées" réalisé par Chris Gérald (AFP) ayant joué son rôle dans la presse écrite.

4 - La Piétà du Kosovo, photo de Georges Mérillon a eu le prix du World Press en 1991,et la Madone de Benthala, photo d'Hocine le prix du World Press en 1991. Elles ont été réalisées au 35mm, en plan américain ou en pied, de face. J'ai réalisé pour la dernière Biennale de Lyon une sculpture en cire s'inspirant de la première, et je prépare une autre sculpture en cire à partir de la seconde pour le futur Musée d'art Moderne du Luxembourg.

5 - "Pour cette grande énigme faite d'images célibataires, (Freud) a introduit, superbement, jouant sur les mots, le paradigme de rébus: "(...) le rêve est un rébus (Bilderrätsel), nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l'interpréter en tant que dessin (als zeichnerische Komposition)" Georges Didi-Huberman in La solitude partenaire, Phasmes P24 éd de minuit 1998.

6 - "Madone", "Pietà", ces expressions issues du lexique chrétien ne doivent pourtant pas nous faire oublier que ces scènes se produisent en fait en pays musulman et qu'il s'agit là d'une lecture certes spontanée mais ethnocentriste de l'image.

7 - Serge Tisseron est psychiatre et psychanaliste. Il a écrit plusieurs ouvrages sur nos relations aux images, notamment Psychanalyse de l'image aux édition Dunod.

8 - Nietzsche

9 - Pierre Fernandez, Rédacteur en Chef Photo de l'AFP

10 - Le 22 septembre 1997, au début de la nuit, quelques deux cent hommes armés investissent un quartier de Benthala, une banlieus éloignée d'Alger. Quatre cent hommes, femmes, enfants furent massacrés cette nuit là. Pour plus précisions,bien qu'il soit aujourd'hui très difficile d'avoir une vision claire de la situation en Algérie on peut lire deux témoignages divergeants, celui de Neroulah Yous "Qui a tué à Benthala" (éd. La découverte.Paris.2000) et celui de Saïd Zahraoui "Entre l'horreur et l'espoir" (éd.Robert Laffont. Paris.2000.) Pour le passé colonial lire absolument "La torture dans la République (1954-1962)" de Pierre Vidal-Naquet (éd. de Minuit)

11 - Salir nos âmes par Raphaël Draï in Dossier spécial de l'Arche, mensuel du Judaïsme Français, Israël éternel coupable". Novembre 2000. Je ne peux que conseiller la lecture de ce dossier tant les auteurs tentent avevccertes un sentiment d'injustice faite à Israël mai aussi avec lucidité et dignité d'analyser le choc créé par les images de la mort de Mohamed.

12 - Gilles Deleuze in Résistance. abécédaire.

13 - Sur photoshop, logiciel de retouche d'image il existe une fonction de désentrelacement qui supprime l'effet de trame. La volonté de l'AFP de conserver la trace du document video est double: d'une part l'image video aura été photographiée et non pas exporté en image gelée depuis une station de montage numérique, d'autre part il n'y aura pas de suppresion de l'effet de trame.
On peut cependant noter que cette régle de la conservation de la trame video comme indice de l'origine de l'image n'aura pas été appliqué pour l'image pourtant video de la défenestration des soldats Israéliens (images Fox TV/AFP publiée dans Le Monde du 15-16 octobre 2000. Il faut de toute manière savoir que les chercheurs ne peuvent pas avoir accès aux images non montées, l'INA ne conservant que les sujets montés et diffusés.

14 - L'analyse du montage image du sujet diffusé sur France 2 fait apparaître des incohérences dans la chronologie des plans, incohérences dommageables mais compréhensibles lorsque l'on connaît les contraintes d'urgence liées à la diffusion d'un sujet d'actualités.

15 - In Dossier spécial de l'Arche.op.cit.

16 - TEL AVIV, 27 nov (AFP)

17 - Michel Frizot in Nouvelle histoire de la photographie, P 264 éd Bordas & Adam Biro. 1997.

18 - Je décris ici des caméras de reportage de type Betacam telles que celles utilisées pour filmer l'affrontement qui a vu la mort de Mohamed. On peut cependant remarquer que les opérateurs de prise de vue optent de plus en plus souvent pour des caméras de type DV Cam de très faible encombrement.

19 - Dans le domaine sportif la possibilité de visionner à postériori les images comme éléments d'appréciation pour l'abitrage indiquent cette tendance du médiatique à se substituer au judiciaire.

20 - Dominique Païni in Ralentir. Conférence prononcée au Fresnoy, Studio National des Arts à l'occasion du colloque "Plasticité" organisée par Catherine Malabou.

21 - "le montage par "saccades", hyperrapide, quasi stroboscopique, jouant de tous les principes de l'ornementalité (entre autres symétrie, dissymétrie et asymétrie, répétition, accumulation et juxtaposition), ce montage va à l'encontre d'une possible contemplation, produit un effet de syncope du temps, syncope d'une ligne qui se dessine dans le chaos de la mémoire. On est là dans le chaos de la naissance, dans le risque du chaos." Pascal Convert, La couleur dit et ne dit pas, in Art Press hors série Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, p 39 à 47.1998.

22 - L'opération qui permet d'extraire un photogramme se nomme Freeze frame: trame gelée. Opération temporaire comme celle qui consiste à congeler les aliments.

23 - La pycnolepsie est un état d'absence, nommé aussi le "petit mal" observé essentiellement chez l'enfant. Il s'agit d'une suspension pure et brève de la conscience, durant le plus souvent moins de 20 secondes. Paul Virilio décrit cet état dans un chapitre de son livre Esthéthique de la disparition, édition Galillée, 1989.

24 - Pascal Convert, Des images en mercure liquide, in Art Press N°251, dossier "la photographie à l'ère de l'information en continue", p 39 à 43.1999.

25 - Pourtant nulle nostalgie puisque ce sont ces mêmes outils numériques qui m'auront permis de déconstruire ces nouveaux systèmes de représentation, ce qui n'était pas le cas au temps des techniques analogiques du fait d'une impossibilité de stockage des informations nécessaires à la réflexion: "Le numérique ouvre un âge nouveau de la compréhension des dispositifs de rétention industrielle parce qu'il rend possible une époque critique à tous les ses sens du mot"Bernard Stiegler. De quelques nouvelles possibilités historiographiques. in Clio de 5 à 7. Les actalités filmées de la libération: archives du futur par Sylvie Lindeperg. P 289. CNRS éditions., Paris. 2000.