Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
SUJET
Après des heures de visionnage d'images prélevées dans les rebuts de la télévision, je me suis progressivement rendu compte que parmi les images de guerre, j'étais plus particulièrement touché par ce que j'appelle des "corps portés", par ce seul moment où malgré la guerre l'homme retrouve son humanité. Que reste-t-il d'humain dans l'horreur ? ... Des visages, des mains, des étreintes, des dos, une humanité de dos, une humanité à laquelle aussi on tourne le plus souvent le dos.
IMAGES
Il y a encore quelques dizaines d'années, l'image était une chose fragile, précieuse, un lieu quasi généalogique. La perte d'une image était envisagée de manière grave, parfois même de manière superstitieuse. L'image était un lieu de mémoire collectif ou individuel alors qu'à notre époque la multiplication des images nous les a rendues étrangères. La télévision vit à côté de nous, dans un voisinage d'une inattention mutuelle. C'est à peine si on entend son bruit de fond... et les images meurent, par milliers, quotidiennement, dans un anonymat total. Bien sûr les journaux télévisés seront conservés, archivés mais qu'en est-il des milliers d'images qui ont servi à leur fabrication et des millions d'autres inutilisées? Millions d'images anonymes, millions d'êtres rendus à l'anonymat qui ne connaîtront certainement pas les quelques minutes de célébrité que prédisait Andy Warhol... Ce film, issu d'images d'archives destinées à être détruites du fait de leur qualité "amateur", montre cette fragilité, cette disparition annoncée des images, de certaines images et de leur expérience humaine. C'est-à-dire de notre mémoire. Ce sont des images "mort-nées". Leur fragilité a été signifiée par un traitement particulier, les rendant fantômatiques, d'une blancheur à la limite de l'évanouissement. Elles disparaissent devant nous. C'est en fait le seul traitement qu'elles aient subi; les séquences prises dans différents pays du monde n'ont pas été mélangées, elles gardent leur autonomie même si leur ordre interne a parfois été modifié par le montage. Leur cadrage lui non plus n'a pas été modifié, sauf exception pour des raisons techniques.
MUSIQUE
La Burlesque de Gilles Grand, composée en 1990 indépendamment des images et modifiée pour l'occasion, prend la Musique pour matériau. La composition organise un entrelacement d'intentions musicales habituellement considérées comme disparates. L'acte se concentre sur l'intention compositionnelle plus que sur les sons qui en résultent: une interrogation soutenue qui s'oppose à l'inattention dans laquelle sombre souvent ce que nous laissons comme une musique de fond; une réappropriation selon une procédure de traitement et de montage qui produit des effets de déterritorialisation à la fois similaires et complémentaires de ceux mis en, œuvre dans le traitement des images: mélodies, leitmotiv, phrases, une infinie pesée réduite ici à des sons en suspension, émergeant dans un scintillement blanc, comme des objets en apesanteur, libérés de la gravité du temps, de l'histoire, de la narration. Itération du "et" qui n'ouvre ni sur un horizon d'attente, ni sur un "ici et maintenant" mais sur une variation, celle de l'opale des sons, comme un écho "au souffle indistinct de l'image" (Pierre Fédida). Le souffle de ces hommes comme perdus dans la neige et qui se condense en nuée à la surface de l'image.
Pascal Convert, 1997
NOTES SUR LA MUSIQUE
Toute une histoire de l'évolution musicale s'est faite sur l'usage de certaines abstractions symbolisées par quelques signes qui permettent une distanciation, une appropriation, une manipulation afin d'approcher ce qui peut produire un raccourci de l'imaginaire, ou plus longuement exprimé : une forme audible constituant une perception de la pensée.
Si l'invention des premiers dispositifs de reproduction des sons facilite la redécouverte des objets de l'écoute, je ne suis pas surpris de pouvoir un peu plus tard, considérer une musique, ou tout du moins ce qui la compose, comme un objet; une entité décomposable constituée d'une accumulation d'objets à entendre.
Ce qui m'aide à découvrir cela est certainement l'omniprésence de toutes ces formes musicales dont la finalité ne peut pas être comparée ; et surtout, la surprenante similitude de certaines réalisations dont rien ne peut laisser présumer, si ce n'est une certaine attention commune à tous les mélomanes, une quelconque proximité.
Profitant des outils qui participent à la prolifération de toutes les formes et de tous les styles de musiques, il devient possible de proposer une concaténation improbable, une juxtaposition impossible de musiques habituellement différenciées. Mais tout ceci ne peut me passionner que si le moment d'écoute qui en résulte offre ce que je considère comme déterminant : les constituants de la musique.
Si Pascal Convert fait sienne une image montrant "une humanité de dos", je fais miennes des musiques - par la vitesse qui facilite des présences transversales inattendues et d'autres diagonales perceptives - en reconnaissant à nouveau la sensation dont je tente de transformer les éléments en musique : le désir.
Gilles Grand, 1997
The back is the part of the body that deepens in solitude (Hélène Ilkar)
After spending many hours looking at the images that are not used by the makers of television programmes, I gradually realised that of all the war images
I’d looked at I was especially drawn to the ones of bodies being carried. In such images I witnessed that unique moment when man rediscovers
his humanity despite being in the midst of war. What remains of the human in times of horror? There are faces, hands and people helping the injured.
Above all we see humanity from behind, we see the backs of people, and then we turn our backs on them, more often than not.
Only a few decades ago an image was still a precious and fragile thing, like an object that bound generations together.
The loss of an image was taken seriously and sometimes the reaction was superstitious. The image was a site of individual or collective memory,
whereas in our era the proliferation of images has made them unfamiliar to us. We live side by side with television in mutual neglect.
We barely hear its background noise... Meanwhile thousands of images die every day, completely overlooked. Television news programmes will of course
be preserved and archived, but what about the thousands of images used to make them or indeed the millions of others never used?
Millions of anonymous images, millions of beings consigned to anonymity and who will undoubtedly never have the 15 minutes of fame predicted by Andy Warhol...
Live-Recorded was made out of images destined for the cutting-room floor because of their ‘amateur’ quality, so the film presents the fragility
and the expected disappearance of images, or rather the disappearance of certain images and the human experience recorded in them. Our memory is fading.
These abandoned images are ‘stillborn’. The way that they are used in the film reflects this fragility, since they become ghost-like,
white to the point of vanishing. They disappear before our eyes. It’s the only alteration made to them; the footage sequences still appear
according to the country they were filmed in and they retain their autonomy even if the order within the sequences has occasionally been changed.
Except for very specific technical reasons, the framing hasn’t been modified either.
Music
Gilles Grand’s Burlesque was composed in 1990 without any reference to the images and then later adapted for this film.
Grand’s score takes music as its subject. The composition interweaves musical ideas usually considered to be unconnected.
Thus the concepts behind the composition are more important than the resultant sound: there is a sustained attempt to jolt the listener
out of his habitual lack of attention to music. The re-appropriated sounds are re-processed and rearranged, producing deterritorialization
effects that complement, and are comparable to, the methods adopted in the editing of the images: these effects are felt in the melodies,
leitmotifs and phrases, in an infinite process of weighing-up that occurs here on a reduced scale, in a series of floating sounds emerging
within a sparkling whiteness. The sounds are like objects in a state of weightlessness that have been freed from the gravity of time, history and narrative.
The use of repetition points neither to a future horizon nor to a ‘here and now’, but suggests instead the variation of opalescent sounds,
like an echo of what the psychoanalyst Pierre Fédida called the ‘indistinct breath of the image’. In the film we see the breath
of the men who seem lost in the snow; their breath condenses like a mist on the surface of the image.
Translated by Nigel Saint
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