pascal convert

1999 - 2000

Pietà du Kosovo

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“Bas-relief”, sculpture en cire de Pascal Convert, prend pour origine la photographie de Georges Mérillon souvent nommée “Pietà du Kosovo”, et la reconstitue. Elle impose la masse de ces corps grandeur nature, et la nécessité de la présence humaine dans le flux des images qui la nient. Mais par l’inversion en négatif, par les silhouettes de mains qui perforent la masse de cire, elle affecte aussi son réalisme, suscite un trouble, amène le spectateur à questionner les images. Comment ne pas les enfermer dans la simple reconnaissance, comment voir en elles un lieu de civilisation et d’échanges, au présent.
Pascal Convert, assisté de Claus Velte et Eric Saint-Chaffray, a réalisé cette pièce à l’invitation de Jean-Hubert Martin pour la Biennale de Lyon 2000, “Partage d’exotismes”. Elle sera ensuite définitivement installée au Musée d’art contemporain de Lyon.

Question à la ressemblance

Que cette sculpture prenne pour origine une photographie pourrait amener le spectateur à seulement interroger la ressemblance au sens courant du terme, à enfermer son regard dans un va et vient entre l'image originale et le bas-relief qu'il a sous les yeux, à chercher l'identique.

La question du référent est effectivement centrale dans cette oeuvre, mais partout déplacée, autant par Georges Mérillon que par Pascal Convert.
Comme photographie de presse, la Veillée funèbre au Kosovo a un devoir de fidélité au réel, qui interdit de penser sa ressemblance troublante à la peinture sacrée (Déploration du Christ, Pietà) comme une simple répétition de l'identique. Par la tension entre ces deux ressemblances, la Pietà du Kosovo révèle un drame humain et historique, acquiert sa puissance d'image, et pose sa singulière étrangeté.
Les choix formels opérés dans la sculpture qui s'en inspire se fondent aussi sur la mise en question de la ressemblance. Parce que la ressemblance est problématique
(entre rituel musulman saisi par la photographie et lecture occidentale relayée par le souvenir pictural chrétien, entre surface de la photographie ou de la peinture et poids physique, sculptural, de l'intimité de ces corps, de ces visages, de ces mains), parce que l'enjeu de la ressemblance humaine est essentiel à une époque de dissolution de l'humain dans les images, parce que les représentations mutantes d'aujourd'hui atteignent la figure humaine, nous privant de l'image généalogique dont l'imitation pourrait nous donner à voir notre visage, parce que la ressemblance est perdue, il faut la rejouer.

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Entre reconstitution et défiguration

Les procédés utilisés pour la réalisation de cette pièce relèvent d'abord de la technique sculpturale la plus classique. Le lieu commun se met d'abord en forme en répétant les codes : modelage d'un bas-relief en terre glaise, moulage en plâtre, contre-moule en élastomère, tirage en cire.
Mais là commence le travail de l'écart, de l'atteinte, de la défiguration.
Quand de manière classique une sculpture réaliste proposerait un volume positif en ronde bosse du modèle, l'idée de plan frontal de la photographie est ici conservée par le bas-relief, par une image qui se donne encore comme telle. Un mur en cire à l'échelle humaine en bas-relief.
S'y ajoute, ou plutôt s'y soustrait le relief puisque l'étape finale de l'oeuvre inverse le modèle. Le réalisme des figures s'y creuse en négatif, la lecture se retourne de droite à gauche et les corps s'involuent dans leur propre matériau. Cette vision en négatif produit un trouble, une oscillation entre des figures perçues tantôt en volume tantôt en creux.
La cire, matériau privilégié du culte votif et du rituel mortuaire, ajoute à ce vacillement visuel : elle a cette propriété d'altérer le réalisme, de gommer les contrastes, de poser un flou lumineux autour des formes.
Le choix d'une cire blanche, immaculée, de la suppression de la polychromie de l'image d'origine, accentue l'aspect fantômatique des visages.
Par ailleurs, la position de la sculpture, au sol, oblige les regards à chercher les corps vers le bas, et si est respecté là le rituel musulman, les habitudes visuelles occidentales y subissent un écart supplémentaire.
Mais l'atteinte la plus nette au réalisme figural s'effectue par le traitement des mains, qui créent d'improbables et violentes trouées dans la masse du volume en cire. Leurs silhouettes, après avoir subi un retournement dans l'espace, sont projetées sous la forme de colonnes creuses dans la paroi en cire, qu'elles traversent. En désaccord avec les corps, en désaccord avec la surface, elles la perforent et viennent s'inscrire au dos de la sculpture. Le recto de la pièce donne alors à voir quelque chose comme l'image d'une éclipse, l'éclipse radicale des corps, dont il ne resterait plus que des ombres chinoises de mains. Ombres figées du mouvement des coeurs. Entre solitude et communauté, entre impuissance face au deuil et don de cette mort aux vivants, entre formes plastiques et membres humains.
Cette défiguration vise paradoxalement à surligner l'aspect organique, charnel, le mouvement et la présence humaine émanant de la photographie. En atténuant la teneur mimétique de l'image, en gommant le modelé de la ressemblance, elle accentue la trace organique du mouvement des corps, elle donne corps à la souffrance.
Le regard perçoit d'abord une surface mise en profondeur dans ses plis de cire, une matière agitée, convulsive, tremblante, toujours susceptible de fondre, de se dissoudre.
Le flou des mains au centre de la photographie s'est étendu en un mouvement donné à la sculpture par les plis, en une vitesse donnée aux mains par leur enfoncement dans la profondeur, en un traitement relevant aussi à la réflexion de procédés liés à l'image en mouvement - incrustation des mains dans les corps, surimpression d'une sculpture à une photographie.
L'oeuvre exalte le mouvement, produit le trouble, décline l'étrangement analogique plutôt que la sécurité de l'identique, et elle élimine ce qui relève du monument, elle impose la perte : la technique de la fonte à la cire perdue permet l'élaboration d'une sculpture en bronze; ici, le bronze est absent, reste la cire perdue.

Pour une figure humaine

Il est possible de chercher des raisons à l'apparition de cette sculpture dans la logique d'un travail artistique qui se poursuit depuis une quinzaine d'années. Un lieu, un objet, une représentation y ont jusque-là joué le rôle du référent, souvent inconnu du spectateur. De la généalogie familiale aux images collectives, du dessin d'enfant aux images d'actualité refusées par les chaînes de télévision, le référent y est toujours ce point d'origine essentiel auxquels s'attaquent les processus mis en oeuvre pour produire une distance perceptible, un écart.
L'empreinte surtout constitue le processus fondateur de ce travail. Parmi les pièces récentes les plus proches de ce projet se trouvent des empreintes en creux de fragments de corps incrustés dans les murs, celles de peintures laquées au Japon, celles d'un visage, en cristal, en plâtre, en argent, en cire, celle d'un autre visage comme anamorphosé par le déploiement de son moule.
L'empreinte associée à la notion de reconstitution, informatique ou non, affirme d'emblée un lien de ressemblance suffisant pour être distendu. Et de même que ce travail met en tension la ressemblance, il rend active aussi la relation entre bidimensionnel et tridimensionnel, faisant jouer ensemble la surface plane, les champs culturels propres à la peinture, à la photographie, au cinéma et le volume de la sculpture et de sa disposition dans l'espace.
Les propos tenus par ce travail se fondent sur des questions de représentation, posent des questions d'images. Ceci dit, ce bas-relief n'a pas été créé dans la seule référence à la photographie d'origine. A partir d'elle, il s'interroge sur la place des images dans notre vie : comment met-on la vie en images, comment la construit-on à partir d'images existantes, comment les images nous aident-elles à la fois à ressentir et à apprivoiser nos souffrances...
Et plus précisément ici, question est posée à la figure humaine. Retrouvant leur échelle, leur verticalité, les corps imposent leur présence indécise en luttant contre la compacité du volume qui les enserre, et contre le flux des images actuelles qui les nient.
Dans un vidéogramme de 1997, Direct Indirect, réalisé par Pascal Convert à partir d'images d'actualité, se multipliaient les corps de dos et les corps portés d'hommes atteints par la guerre. Ici, l'humanité se cristallise autour de femmes assises, et de la mobilité de leurs mains.
Un lien quasi généalogique unit, nous unit à ces femmes, à ces corps, à la violence du monde, à ce qui survit dans le chaos : le lien charnel du corps du réel sous la surface des images.
Entre l'écho d'une souffrance personnelle et le chaos de la souffrance du monde, l'image de veillée funèbre fixée par Georges Mérillon devient un objet de civilisation.
Le travail de Pascal Convert désigne l'image comme lieu de mémoire collective ou individuelle, articule l'espace intime et l'espace public à partir de formes symboliques simples. Moule en bronze de la Grosse Cloche de la ville au Tribunal de Bordeaux, empreinte d'un arbre atomisé à Hiroshima... : des oeuvres qui pourraient être des formules de mémoire et de civilisation.
Bas-relief inspiré d'une photographie de guerre et de deuil : comment se fondent l'échange et la communauté.

"A des moments, il faudrait voir si on ne peut pas passer d'une image à une autre plutôt en s'y enfoncant, comme on s'enfonce dans l'histoire - ou que l'histoire vous enfonce quelque chose dans le corps." - Jean-Luc Godard

Dans notre époque si encline à la commémoration politiquement correcte, la Pietà du Kosovo s'est souvent trouvée enfermée dans la sécurité d'une compassion universelle et intemporelle.
Faire une sculpture, c'était avant tout libérer un présent où s'affrontent, se percutent, s'encastrent avec violence les uns dans les autres les temps d'une image. Un présent comme un coin qui s'enfonce dans la chronologie toujours rassurante, celle de l'actualité ou celle de l'histoire de l'art, et l'ouvre à une irréductible étrangeté.

M.C