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2002

Mont Valérien

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Un monument et un film rendent hommage à tous ceux qui y ont été fusillés, des gens connus aux oubliés.

Le mont Valérien ne manque pas d'hommages, d'hommages officiels, en particulier chaque 18 juin, date anniversaire de l'appel du Général de Gaulle. Pourquoi teniez-vous tant à ce monument qui porte des noms célèbres comme ceux de Gabriel Péri, d'Honoré d'Estienne d'Orves, de Valentin Feldman, de Manouchian, mais aussi beaucoup de noms d'anonymes. Pourquoi cette insistance sur la reconnaissance des personnes ?

Robert Badinter. J'ai réalisé un jour, au mont Valérien lui-même, que nous étions là dans une situation inacceptable au regard des victimes des nazis pendant la guerre, quelquefois de la Milice d'ailleurs. Vous avez partout en France des monuments aux morts de la Résistance, des stèles où l'on indique qui, à cet endroit, a été fusillé, avec la mention du jour, du nom des victimes. Au mont Valérien, lieu entre tous, en France, qui symbolise la Résistance et le caractère criminel de l'occupation nazie, rien, les héros devenaient anonymes ! Là où l'on a fusillé le plus de héros de la Résistance et d'otages, donc dans le lieu le plus emblématique, voici qu'on les laissait recouvrir du voile de l'anonymat. Ce n'était pourtant pas des inconnus puisque les nazis, avec ce côté bureaucratique qui les caractérisait, avaient relevé de façon précise les jours, les heures, les noms de ceux que l'on fusillait. Donc, dans leur immense majorité, ils n'avaient pas disparu dans la nuit et le brouillard, il n'était pas très difficile de reconstituer des listes de noms. Alors, au nom de quoi ces héros devraient-ils être, dans le lieu où ils sont morts, des héros anonymes, des soldats inconnus de la Résistance ? Quand il s'agit du soldat inconnu de 14-18, sous l'arc de Triomphe, c'est légitime, mais pas avec ces résistants et ces otages. D'ailleurs, ce matin-là, en me rendant au mont Valérien, je m'étais arrêté à la cascade du bois de Boulogne où ont été exécutés les étudiants pendant l'insurrection de Paris.

Voir cette différence entre la liste des noms à la cascade et le silence au mont Valérien était inexplicable, outrageant pour leur mémoire et pour leur famille. Si mon père, au lieu de mourir en déportation, avait été fusillé au mont Valérien, j'y aurais mené mes enfants voir le nom inscrit. On conduit chaque année des milliers d'enfants au mont Valérien, ce qui est bien, mais la moindre des choses c'est de pouvoir y lire les noms des suppliciés. C'est d'ailleurs pourquoi ma proposition de loi a fait l'unanimité du Sénat. Que les noms ne soient pas précisés ne tiendrait-il pas au fait que l'on pouvait considérer que c'était le symbole collectif qui comptait, celui de la France résistante, objet de cérémonies d'État comme celle du 18 juin ?

Robert Badinter. Je ne le crois pas. Il est normal que la croix de Lorraine soit là, il est juste qu'on y ait déposé les cercueils des différentes formations de la France libre, de la déportation et de la Résistance. Cela ne changeait rien au fait que, dans la clairière, à côté, étaient morts des hommes qui avaient lutté ou qui avaient été victimes de la barbarie; encore une fois, il n'existait aucune raison pour que, eux seuls, restent dans l'anonymat. Pourquoi cette carence ? Pour moi, à ce jour, les raisons en demeurent obscures. J'y vois d'abord une sorte d'indifférence, les gouvernements ne s'en souciaient guère. Peut-être y a-t-il eu, aussi, une gêne touchant au nombre des fusillés, une plaque indiquant celui de 5 000. Bien sûr, par rapport au dépouillement des archives, on constate, comme c'est arrivé, par exemple concernant le nombre des déportés juifs, ou celui des fusillés communistes, qu'il y avait au lendemain de la guerre une propension naturelle à estimer la masse des héros et des victimes, sans trop se soucier de vérification des chiffres. Cela n'a rien de grave, et un demi-siècle après, on peut, je crois, faire état de ces 1 007 noms dûment répertoriés, auxquels il faut associer, bien sûr, tous ceux qui n'ont pas pu être identifiés.

En s'arrêtant sur les noms, on s'arrête forcément aussi sur les vies, les options, l'idéal que chacun défendait jusqu'au poteau d'exécution. Apparaît alors ce que l'on peut appeler la composition de cet ensemble de fusillés et l'une des données les plus frappantes est que se sont retrouvés là nombre d'étrangers aux côtés des Français. Il y a une sorte de patrie combattante de la liberté sans frontières qui a une portée jusqu'à aujourd'hui.

Robert Badinter. C'est absolument certain. Et j'y vois une raison de plus pour que ces noms soient connus indépendamment de la piété qu'on leur doit. Il est très bon pour les jeunes générations que, face à la xénophobie toujours prête à resurgir, on découvre le nombre impressionnant d'étrangers qui sont morts, là, en héros, pour la liberté, plus particulièrement pour la liberté de la France et des Français.

Est-ce que cela vous paraît d'autant plus intéressant à souligner que se développent aujourd'hui des communautarismes ? Les fusillés du mont Valérien ne se référaient pas à leurs origines mais à leur idéal ?

Robert Badinter. Absolument, c'est notamment le cas parmi les juifs étrangers de la MOI appartenant au Parti communiste.

Toutes ces origines, ces cultures se fondaient dans l'idée de la république, de la démocratie. Ce n'était pas des communautaristes.

Robert Badinter. C'est exact. Il est très important de le remarquer. D'ailleurs, je pense que les historiens vont faire maintenant des études de la seule communauté qui compte, la communauté des martyrs. Cela, aussi, est important pour les jeunes générations. Les lettres de fusillés qui viennent d'être publiées sont, à cet égard, très remarquables. Les valeurs pour lesquelles ils meurent - la dernière lettre à sa femme, à sa mère, c'est le message qu'on laisse aux vivants - et qui justifient à leurs yeux le sacrifice ultime, c'est la liberté, c'est la France, pour certains l'internationale ouvrière, avec le mot célèbre " je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ", c'est l'idée qu'il faut libérer les peuples y compris le peuple allemand. Vous avez aussi, ce qui est très frappant, la volonté de mourir comme des hommes, de retrouver la dignité, de ne pas accepter la condition d'esclave. Mourir, mais mourir debout. Leur sacrifice prend un sens parce que, quand on est un homme, on ne peut pas accepter cette barbarie, cet esclavage. Plutôt la mort que la servitude. Je crains qu'on ne mesure pas toujours cette exigence essentielle. Et ce n'était pas, pour ces héros, que des mots, ils l'ont payé de leur vie. Je suis si sensible à leurs noms que j'aurais aimé qu'ils soient gravés sur un mur de marbre tout au long du parcours qui mène à la clairière, ce qui aurait permis de cheminer avec ce cortège de martyrs. Mais cela n'a pas été possible. Il reste que l'ouvre est magnifique, que son auteur, Pascal Convert, a du talent, et qu'il a su résoudre une équation difficile compte tenu de l'emplacement.

Dans la composition des noms révélés, il y a une chose impressionnante c'est le nombre d'ouvriers communistes. Sans vouloir en faire une question partisane, s'agissant de ce combat, on se pose forcément la question : ces ouvriers communistes passés par les années trente, le Front populaire, la guerre d'Espagne, semblent donner vie au mot fameux de Mauriac " la classe ouvrière, seule fidèle à la patrie profanée ".

Robert Badinter. Il est juste et il est bien que les jeunes générations sachent qu'au sein de la résistance intérieure, la part jouée par le Parti communiste, par les militants communistes, a été considérable. C'est le titre de gloire du Parti communiste que ses militants, à partir de 1941, ont été, dans bien des cas, ceux qui ont été le plus directement exposés aux représailles des Allemands, aux arrestations. L'engagement du Parti communiste dans la Résistance est un fait historique indiscutable et qu'on doit rappeler. Et, s'il y a tant de communistes parmi les fusillés, c'est parce que leur engagement était absolu au service de la classe ouvrière et de la patrie. Alors pourquoi l'oublier ?

Dans les lettres des fusillés, ces origines, ces histoires, se voient très bien.

Robert Badinter. Nombreux sont ceux, parmi les fusillés, qui sont à la fois étrangers, communistes et, pour certains, juifs, trois raisons d'exécration particulière de la part des Allemands et de leurs complices français. Il y a ce mot terrible d'un procureur français des tribunaux spéciaux qui a dit à l'audience : vous êtes communiste, étranger et juif, trois raisons pour que je demande la peine de mort contre vous. Il n'a pas survécu, il a été abattu par la Résistance.

Entretien réalisé par Charles Silvestre
Journal l'Humanité - article paru dans l'édition du 14 juin 2003