Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
Pascal Convert, vous avez réalisé le monument aux fusillés du Mont Valérien qui va être inauguré ce samedi 20 septembre. Comment devient-on l’auteur d’une telle œuvre et qu’est-ce qui vous a motivé pour l’entreprendre ?
Pascal Convert: Les raisons qui ont motivé ma candidature au concours en vue de réaliser un monument à la mémoire des résistants et otages fusillés au Mont Valérien sont d'ordre biographique, artistique et politique.
Mon grand-père, Léon des Landes, représentant en métaux, s'était engagé très jeune dans la résistance fin 1940 et avait créé un maquis armé dans les Landes, réseau qui s'est particulièrement fait remarquer par la radicalité de ses actions armées et son refus de toute négociation avec l'occupant nazi lors de l'affaire Grand-Clément. Après la guerre, pour l'enfant que j'étais, cet homme était tout à la fois un héros et un mystère tant son silence m'impressionnait. Travailler sur le monument à la mémoire des résistants et otages fusillés au Mont Valérien, c'était travailler à ouvrir ce silence.
Le second élément qui a déterminé ma candidature était que le projet de loi émane de Monsieur Robert Badinter. Son action pour l'abolition de la peine de mort avait formé la réflexion éthique et politique du jeune homme que j'étais en 1981. Mon estime vis-à-vis de cette conscience éclairée de la France est profonde. Par contre je n'avais pas une connaissance précise de l'histoire des fusillés du Mont Valérien. Et pour cause, tout avait été fait pour maintenir sur eux une chape de silence. Il me restait de manière fugace mais prégnante des émotions : celle ressentie à la vision du film L'Affiche rouge de Frank Cassenti (1976) et plus encore cet hymne à la vie du même titre, écrit par Aragon et chanté par Ferré. Le dernier facteur tient à l'évolution de ma recherche artistique qui s'était progressivement ouverte du champ biographique à celui des massacres de l'histoire, particulièrement 14-18 et Hiroshima, mais aussi des conflits récents, l'Algérie des années 90, le Kosovo…
Votre monument prend la forme rare d’une cloche. Qu’est-ce qui vous a déterminé dans ce choix ?
Pascal Convert: Pour reprendre l'expression de Bernard Stiegler, il me semble que l'époque contemporaine, tout particulièrement dans le champ artistique, est marquée par une "liquidation de l’expérience esthétique et une misère symbolique".
Qu'est-ce qu'un monument ? C'est un objet commun, c'est-à-dire qui fonde une communauté. Un monument, une œuvre d'art doit créer une sensation qui marque le lien unissant la communauté. La peur du commun, du lieu commun, du stéréotype, l'éloge de l'individuel que l'on a confondu avec le singulier a ruiné la capacité de l'art à participer à la fondation d'une communauté. La responsabilité est double, celle des artistes, bien sûr, même s' il existait des artistes qui ont tenté d'accomplir cette tâche (Andy Warhol, Joseph Beuys, Mario Merz...) et celle des politiques, toutes tendances confondues, qui n'ont réussi qu'à créer un nouveau ghetto, celui de l'art contemporain. J'ai tendance à penser que si l'époque ne possède pas un Picasso, c'est que personne ne l'a voulu.
Donc une cloche, un lieu commun, qui comme tel pourrait faire peur ou prêter à rire. Une cloche parce qu'une cloche est un cœur qui unit dans la joie de la naissance, et la tristesse du deuil. Parce qu'une cloche marque le temps, celui de la guerre, de la paix, et enfin celui de la justice. Une cloche, plus précisément un moule noyau de cloche, cette partie interne où s'élève la voix de la communauté, qui n'est plus une juxtaposition de consommateurs, mais une communauté d'acteurs, de témoins de l'histoire qui dit ce qui la fonde. Une cloche parce qu'un monument ne vaut que par sa puissance d'anachronisme. Héritier du passé, il doit nous donner confiance dans notre capacité à imaginer le futur, sans peur, sans haine, avec détermination.
Vous avez éprouvé le besoin de ne pas vous en tenir au monument et de réaliser un film sur le même sujet. Pourquoi ?
Pascal Convert: Je pense que les événements récents - 11 septembre 2001, guerre en Afghanistan puis en Irak, conflit Israëlo-Palestinien - et leur surmédiatisation ont contribué à mettre un voile pudique sur la tragédie survenue en France le 21 avril 2001. Ce jour-là, l'extrême-droite xénophobe et antisémite parvenait au deuxième tour de l'élection présidentielle. Aucun bilan sérieux n'a été effectué depuis. Que s'est-il passé réellement le 21 avril ? Une rupture du lien commun unissant un peuple, un pays, une démocratie. Rupture d'un lien de "sympathie", d'appartenance à une famille, un village, une ville, un pays, une civilisation. Et ce ne sont pas les 80% obtenus par Jacques Chirac qui doivent nous le faire oublier. Cette rupture est économique mais aussi esthétique. Les artistes contemporains, de la même manière que les responsables politiques, se sont réfugiés dans leurs acquis. Ils ont abandonné le combat esthétique, le combat avec/pour/contre le grand public et ont laissé le champ libre à une production médiatique en particulier télévisuelle qui ruine, désertifie la possibilité de valeurs communes. Comment ne pas voir que les émissions de télé-réalité regardées par des millions de téléspectateurs construisent un système identificatoire dans laquelle le désir ne le cède en rien à la haine. Ce désir d'être qui n'amène qu' une haine de soi ont produit une exécration de notre société de consommation et cela n'aura pas affecté que la France d'en bas. Les artistes, aidés par des acteurs du monde médiatique comme Pierre-André Boutang qui a produit mon film, doivent reconquérir l'espace de la transmission par les mass média, non pour satisfaire leur ego, mais pour proposer une esthétique du sensible en lieu et place d'une esthétique de la haine. Donc un film, "Mont Valérien, aux noms des fusillés", un film grand public qui puisse être vu par tous. Un film qui s'attache à faire sentir en quoi le destin des fusillés du Mont Valérien nous pose question, nous touche. Leur passage à l'acte pose question à notre passivité.
En quoi votre film et le livre « La vie à en mourir – lettres de fusillés », réalisé par Guy Krivopissko pour le musée de la Résistance nationale se rejoignent-ils ?
Pascal Convert: Le livre de Guy Krivopissko est essentiel puisque s'y trouve rassemblé les denières lettres de résistants exécutés par les nazis. Ces lettres sont un témoignage direct de la véracité de leur foi en idéal commun. Et il n'y est que trop clair que cet idéal n'appartient pas à la france d'en bas ou d'en haut mais est simplement partagé par des êtres humains. Les résistants ne sont pas mort par goût du martyre mais pour défendre la notion même de civilisation face à la barbarie nazi. Mon film ne pouvait retrouver que les témoins indirects, les familles des fusillés, les compagnons de combat qui avaient survécus. Et tous témoignaient avec dignité de leur douleur face à un oubli de l'histoire. Oui, pendant soixante ans on avait oublié les résistants et otages fusillés au Mont Valérien. Le film se devait d'en donner les raisons: ils étaient le plus souvent d'origine modeste, en grande partie communistes, souvent étrangers, souvent juifs et parfois les trois à la fois. Cette racaille comme les nommait Le Pilori, journal hypercollaborateur, avait été oublié par la République.
Vous êtes plasticien. Ce sujet – les fusillés du Mont valérien – l’œuvre et le film sont-ils un moment particulier qui va influencer votre travail ?
Pascal Convert: « Vous qui restez, soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir». Cette phrase de Guy Mocquet fusillés à Châteaubriant avec 27 compagnons reste dans ma mémoire. De même que les visages des résistants accusés au procès de La Maison de la Chimie et qui ont été fusillés au Mont Valérien. Ces visages ont été filmés par des opérateurs nazis ou collaborationnistes. Et leur calme, leur confiance en la victoire, leur détermination détruit l'image de petit voyou que l'opérateur voudrait proposer au spectateur, et impose leur beauté. Cette phrase et ces visages m'accompagneront je pense longtemps.
Entretien avec Charles Sylvestre
Journal l'Humanité - article paru dans l'édition du 17 septembre 2003
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