pascal convert

1987

Appartement de l'artiste

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Installation dans l'appartement de l'artiste, Bordeaux, avril 1987.
Plaques en verre sur boiseries du XIXeme siècle, verre clair, miroir gris.

L'énigme même de la beauté. Par Jean-Michel Michelena.


Ces images sont celles d'une pièce vide. Ou, plutôt, de boiseries d'un appartement ancien, dans des teintes bleutées - cheminée, médaillon stuqué, marbre sombre, éclatants carreaux de couleur au sol. Luxueuse sobriété. L'absence de tout élément mobilier, de toute présence humaine, ajoute à cette impression de faste un effet de grandeur, presque de solennité - mais chaude, brillante, désirable, rayonnant de la beauté des cérémonies et des fêtes.

A l'examen, le manteau de la cheminée se révèle non pas décoré ou simplement peint, mais comme coloré en profondeur, et doucement animé des reflets qui sont d'ordinaire le privilège des surfaces polies. On le découvre comme « exposé », sous un verre ajusté avec soin. Le regard, surpris, va du décor initial à sa pellicule brillante sans pouvoir s'arrêter durablement à l'un ou à l'autre. Sous certains angles, la transparence du verre blanc œuvre à son effacement même (et un observateur inattentif pourrait ne pas le percevoir), mais sa puissance d'absorption et de réflexion est, à d'autres égards, telle, que ses reflets seuls, à d'autres moments, s'imposent à la vue - effets de surfaces qui semblent réfléchir ensemble les deux spectacles de leur endroit et de leur envers. A moins que la perturbation de la perception ne soit telle, - si subtilement indécidable - que l'on ne sache plus ce qui nous est, là, donné à voir - ce que l'on "voit", ni même si ce mot, avec ce qu'il implique de focalisations simples, convient encore.

L'«habillage» de ce manteau de cheminée se charge, selon l'heure, des images de toutes les choses - écran qui aurait cette singulière propriété de s'animer lui-même, puisqu'on y peut percevoir, aux différents moments du jour, les boiseries du mur d'en face, un morceau de ciel, les arbres de l'autre côté de la rue, le reflet du spectateur ou de l'artiste, quelques tranches de façades ou de toitures, le plancher ou le plafond et, toujours, pourtant, la cheminée elle-même, là derrière, la matière perceptible douée soudain d'une "profondeur", d'une épaisseur, d'une richesse d'effets qui confond.

Qui peut dire ce que nous voyons?

Telle image de ce livre, immédiatement lue comme un élément de l'agencement du décor réel n'est qu'une photographie de son reflet inversé; telle impression de brume ou, au contraire, de vive tache de soleil, prises au piège, se démentent ici toutes seules, dès lors que la machine à mirer les fait vibrer dans des dimensions qui s'inventent et s'abyment sans commencement ni fin. Le phénomène s'aggravant, d'ailleurs, ou se «compliquant», de ce que l'artiste a pareillement recouvert les panneaux de toutes les boiseries de la pièce, et même disposé de superbes miroirs gris en lieu et place des vitrages d'une double porte d'intérieur.

Il est stupéfiant que telle image, qui semble celle du « fond» (la paroi) soit au contraire (à côté) celle de son reflet ; que tel «reflet» soit cette tache de feu sur une vitre; que le spectacle de la rue (en face) danse sur le manteau de la cheminée; que sur ces panneaux de boiseries anciennes qui eussent pu être peintes, et qui semblent même appeler le décor comme leur ultime destin, de telle sorte qu'il fût qu'ils devinssent couleurs, que sur ces panneaux, le seul "décor" fût d'une vitre - et que par là ce qui est montré soit cela même qui est caché.

Cette opération de « réaménagement » de son appartement privé par l'artiste substitue à ce qui s'imposerait comme l'héritage d'un «goût» une série de dispositions dont les effets promettent une moindre dépendance - non seulement à l'endroit de l'histoire - ici l'histoire du décor - mais, en «exposant» ce décor ancien même, à l'endroit du présent et de l'«actualité»: ce logis bourgeois devenu boîte à lumières, déréglant toutes les attentes et, sans doute, tous les usages, qu'appelle l'idée d'un « appartement ».

A son entrée dans la pièce le visiteur est, d'un coup, saisi du sentiment d'une échappée heureuse - tous ces miroirs inventant des reflets sécants, des espaces sans référent, sinon de reflets ainsi composés et décomposés sans fin par les jeux de la lumière et des points de vue. Rien n'est plus beau que ce miroir changeant des choses les plus simples, ces décors anciens devenus leur contraire sur-moderne, éclats d'éclats, arrachés à la lourdeur fatale des choses.

Plus de « fond» ici, ni de « formes» - seulement le champ mobile du perceptible comme tel; la moire et les reflets d'une scène dont le seul maître est la lumière, qui n'est plus ici seulement medium mais l'élément même de l'advention de toute chose à son feu.

Nous voilà dans l'éclatant de l'éclat, avec ce même sentiment de surprise qui marque toujours notre incrédule stupeur d'être. Et peut-être est-ce la même chose que de nous étonner d'être et que de nous étonner d'un éclat, pour nous qui n'avons aucune part à l'être des aveugles?

C'est à une méditation de ces prestiges d'une lumière instauratrice que conduit l'errance dans ce salon de verre. Et le « spectateur» s'y voit lui-même en «effet» : non plus en maître d'un regard, mais en cette figure mirante, mirée, collaborant, hors-pouvoir, à sa propre dépendance fascinée: alouette au-dessus du miroir.

L'opération d'art, ici, ramène le réel à son seul éclat - mais de telle sorte que cet éclat ne soit mobilisable par aucune entreprise profane, et que la «gratuité» même de la démarche initiale sauve ses effets de toute compromission technique - si bien qu'elle culmine dans cette «révélation» que voir c'est d'abord être subordonné à la sidération d'une lumière. Cela renvoie à des expériences premières; celles dans lesquelles se révèlent ensemble un éblouissement et un «monde» : ouvrir les yeux, tourner la tête vers le ciel, contempler les astres lumineux, priser l'or, la nacre et les feux des pierres.

Là est le mystère - l'énigme même de la beauté.



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