pascal convert

2001 - 2002

Madone de Bentalha

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La «Madone» de Benthala, ainsi titrée suite à un article de Michel Guerrin dans le journal le Monde (2), reste aujourd'hui encore une plaie à vif dans la mémoire algérienne.

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Benjamin Stora, grand spécialiste de la question algérienne, jouera d'ailleurs le rôle de témoin à charge contre cette image : «À Benthala où ne fut photographiée qu'une mère emplie de douleur, la mort et tout près d'être esthétisée, elle "pose", pour ainsi dire, quand les bourreaux restent hors champ (3)». Dans leur livre récent, l'Algérie en guerre civile, Akram Belkaid-Ellyas et Jean-Pierre Peyroulou iront plus loin : «En Algérie, cette photographie a été mal accueillie. (. . .) Si puissante sur le plan médiatique soit-telle, la Madone de Benthala ne dit rien de l'Algérie. ( .. .) Ce cliché ne fait qu'opacifier encore plus la situation algérienne. En ce En ce sens Il sert (...) la désinformation sur l'Algérie. Il occulte même l'Algérie ( ... ), déréalise la guerre. Cette photographie, si remarquable soit-elle, a finalement fait passer, en Europe, les autres photographies de cette guerre au second plan (4). » En Occident, perçue comme un surcadrage de Veillée funèbre au Kosovo, cette photographie surgit à la une de 750 journaux de la presse mondiale le 23 septembre 1997 et révèle l'ampleur d'une guerre civile qui a fait plus de 200 000 victimes.

Si les observateurs s'accordent à créditer cette image pour la prise de conscience qu'elle a permise, les critiques ne tardent pas à venir: son esthétique consensuelle relevant de l'iconographie chrétienne n'ouvre pas sur un hors champ qui donnerait à voir les bourreaux et lui enlève toute valeur politique. Etrangement, opinions algériennes et occidentales, en particulier française convergent. Donc une image qui «occulte», qui «déréalise» ...

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C'est certainement pour cette raison que les autorités militaro-politiques algériennes, vivant la «publicité» faite dans les médias occidentaux à la photographie d'Hocine comme une ingérence dans les affaires nationales algériennes, amenèrent Oûm Saad, la femme photographiée, à porter plainte en justice pour droit à l'image, diffamation (pour avoir été appelée «Madone») et informations mensongères. Le procès a abouti à un non-lieu en 2003, cinq ans plus tard.

C'est certainement aussi pour cette raison que, cette même année 2003, un grand quotidien du soir en France aura déprogrammé de ses colonnes l'itinéraire d'Hocine, ce photographe algérien si singulier, photographe d'une image à vif. À moins que ce ne soit dû à la nécessité d'éviter toute polémique dans le contexte de l'année de l'Algérie en France ... Jacques Chirac, grâce à son amitié avec Bouteflika, étant devenu l'idole d'Alger lors de la première visite d'État d'un président français depuis l'indépendance (5

Une image qui «occulte», qui «déréalise» ?

Qu'y a-t-il donc dans cette image de si troublant, de si dérangeant ? La réponse est pourtant simple: une nouvelle fois, son ambivalence. Son appartenance à une double culture réveille-révèle non seulement les liens qui unissent l'ancien colon et l'ancien colonisé mais, au-delà, les liens qui unissent le monde arabe musulman et le monde chrétien européen.

Oui, cette image disait trop aux Algériens et aux Français qu'ils étaient frères, parfois de sang, toujours de culture. Ni le pouvoir algérien, ni les autorités françaises ne seront capables de reconnaître cette image : le pouvoir algérien se trouvant dans l'obligation de faire allégeance aux mouvements islamistes radicaux en se posant comme les défenseurs du nationalisme algérien, et donc opposé à l'idée même d'un héritage culturel venu de l'ancien colon. Les autorités françaises, de leur côté, devaient ménager le pouvoir algérien du fait d'enjeux économiques majeurs (le pétrole et le gaz). Puis vint la théorie de l'axe du mal. Dès lors, comment accepter ces liens culturels, rituels, à une époque dominée par l'idée d'un axe séparant bien et mal, Occident et Orient.

À défaut d'une reconnaissance de cette image par les détenteurs du pouvoir symbolique, la voie était ouverte à son utilisation à des fins de propagande par des groupes islamistes radicaux.

Le GIA instrumentalisera cette image (6) dont il connaissait la puissance symbolique pour imputer les massacres de civils à Benthala aux militaires au pouvoir. La présence d'une caserne militaire aux abords de Benthala et la non-intervention des militaires, le 22 septembre 1997, leur serviront d'argument pour accréditer cette idée. Cette thèse de la responsabilité des militaires recevra une écoute très attentive en France (7). Et la photographie de Hocine, qui n'a jamais été publiée dans la presse algérienne, se trouvera utilisée sans son accord pour défendre cette thèse en étant publiée en une de couverture de l'édition italienne du livre de Habib Souaïdia, la Sale Guerre (8).

Pascal Convert, 2004.

 

(1) À Benthala, Raïs et Beni Mesous, le GIA IGroupe islamique armé, extrêmiste) s'est vengé de la trahison de la plus modérée Armée islamique du salut qui négociait une trêve en vue d'une reddition à l'Etat algérien, en massacrant systématiquement huit cents civils. Hocine Zaouar, photographe de l'AFP, présent devant les portes de l'hôpital accueillant les victimes, réalisera cette photographie à l'insu des militaires qui veillaient à interdire toute prise de vue. Sa photographie obtiendra le prix World press 1997.

(2) «Une madone en enfer», Michel Guerrin in le Monde du 26 septembre 1997.

(3) Benjamin Stora in la Guerre invisible. Algérie, années 90, éd. Presses de Sciences Po, 2001, p. 79.

(4) Akram Belkaid-Ellyas et Jean-Pierre Peyroulou in l'Algérie en guerre civile, éd. Calman-Lévy, 2002, p. 10.

(5) «Chirac, l'idole d'Alger» in Libération du lundi 3 mars 2001

(6) Et le fait que certaines interprétations du Coran proscrivent les lamentations et l'expression de la douleur face au deuil ne les arrêtera pas.

(7) Il faut ici se souvenir que le GIA aura fait de la France sa terre d'asile. De nombreux membres du GIA obtiendront le statut de réfugié politique sous le septennat de François Mitterrand ... en attendant d'être absouts par le président Bouteflika, cela sans jugement et au nom de la Concorde civile. Si les entretiens que j'ai eus en Algérie s'opposent à l'idée d'une fabrication du GIA par l'armée algérienne, il n'en reste pas moins que l'on peut se douter de manipulations réciproques. Lire à ce sujet Françalgérie, crimes et mensonges d'États de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, éd. La Découverte, Paris, 2004.

(8) Habib Souaïdia, La Sale Guerre, éd. La Découverte et Syros, Paris, 2001. Livre traduit en italien sous le titre «La Sporca Guerra».