Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
Perdre la mémoire
Les Bouddhas géants sculptés de Bâmiyân doivent surtout leur célébrité à leur destruction par les Talibans le 11 mars 2001 suite à un édit condamnant les idoles promulgué par le mollah Omar, qui contrôlait l'Afghanistan depuis 1996. A l’époque, le monde occidental n’a pas complètement pris la mesure de cet événement qui pourtant s’inscrit dans une chronologie qui conduit à la destruction des deux tours géantes de New York, sept mois plus tard exactement, le 11 septembre 2001.
Bouddhas geants de Bamiyan detruits et memorial du 11 septembre NY.
Dans les deux sites, la violence de l’histoire s’inscrit en creux, en négatif, comme si seule la vision du vide pouvait témoigner de la perte, à perte de vue. Saisi dans un vertige, à New York le regard est aspiré vers un point obscur dans lequel fuit le temps, à Bâmiyân ce sont des centaines d’ouvertures obscures depuis lesquelles les moines contemplaient les ombres des nuages glissant sur les montagnes enneigées. Intérieur et extérieur, obscurité, lumière et, au-dessus de la falaise, la profondeur de l’horizon.
Grottes sanctuaires.
Bien sûr New York est loin de Bâmiyân, bien sûr les correspondances entre événements et lieux sont fragiles et peuvent même troubler la lecture de l’histoire. Mais imaginer permet aussi de voir parfois de plus près l’histoire réelle. Près de 3000 personnes sont mortes, tuées par les attentats le 11 septembre à New York. Au mois de février précédent, quelques jours avant la destruction des Bouddhas, un rapport de Human Rights Watch établit que 300 civils hazâras, minorité ethnique de la région de Bâmiyân, ont été assassinés.
Et dans les faits, il n’existe aucun chiffre indiquant le nombre des victimes civiles durant le régime des Talibans (1996-2001). Ni noms, ni stèles.Tombeaux éternels, les niches vides des Bouddhas de Bâmiyân en témoignent.
La destruction des deux Bouddhas géants à Bâmiyân et des Twin Towers à New York a accéléré l'entrée dans le XXIe siècle et nous a appris que le retour des conflits culturels, économiques et surtout religieux irait de pair avec une utilisation toxique de la puissance de synchronicité des images. L’objectif premier de l’«épuration culturelle» menée par les extrémistes islamistes n’est autre que de nous faire littéralement perdre la mémoire. Et avec elle notre conscience.
Mémoire meurtrie
Vue de la niche du Bouddha assis.
Située au centre de l'Afghanistan, Bâmiyân est une petite ville qui s'étend d'est en ouest le long d'une falaise faisant face au sud. Cette falaise, faite d’une roche friable, longue d'un kilomètre et demi, a abrité entre le IIIe et le VIIe siècle un monastère bouddhiste qui comptait une population de plus de mille moines. Ce site était un témoignage majeur de l’école d’art gréco-bouddhique du Gandhara. Sur la falaise, à l'intérieur de niches géantes, se dressaient deux statues colossales de Bouddha-debout, l'une de 38 mètres à l'est, l'autre de 55 mètres à l'ouest. Outre ces niches, 750 grottes environ avaient été creusées dont un dixième environ contenaient des peintures murales et des sculptures en argile et que l'on peut désigner sous le terme de grottes sanctuaires. La destruction (ou le vol) des sculptures, des peintures et bas-reliefs sculptés a été systématique.
Mémoire malgré tout
Si les Talibans ont cru détruire ces statues géantes, de même qu'à Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique, il en reste l’ombre portée.
Petit Bouddha détruit et empreinte à Hiroshima.
Détruire une sculpture, ce n’est pas simplement « casser des pierres » comme a pu le prétendre le mollah Omar, c’est dénier à tout être humain la possibilité de représenter un être vivant. L’acharnement avec lequel les djihadistes en Syrie, en Irak, détruisent les sculptures préislamiques participe bien sûr d’une propagande. Elle témoigne aussi d’une volonté absolue de détruire tout passé, toute histoire. Mais l’explosion des centaines de mines n’a pu détruire totalement l’existence des Bouddhas, il en reste la trace.
Mémoire par contact
Appareil photographique robotisé. Technologie Cornis.
A l’occasion du quinzième anniversaire de la destruction des Bouddhas de Bâmiyân (11 mars 2016), j’ai été invité par l'Ambassade de France et l’Institut français en Afghanistan à réfléchir à un projet artistique. En plus du scan 3D au moyen de drones, j’ai utilisé une technologie de prise de vue photographique d'ordinaire utilisée pour détecter les micro-fissures dans les pales d’éoliennes. Cette technologie a permis la fabrication d’une image à l’échelle 1 de la falaise par un système de tuilage de quatre mille photographies. Il est impossible de rendre compte de l’excitation visuelle produite par ce type d’image : pour l’ouvrir sur un ordinateur, il faut disposer de 5 Terabytes de mémoire vive. L’expérience proposée au spectateur, grâce à un piqué de l’image d’une précision absolue, est celle de s’immerger dans la matière même de la falaise, la terre, la pierre, la lumière.
De manière dialectique, hybridant les technologies les plus contemporaines et les plus anciennes, j'ai choisi de réaliser un tirage photographique de l'ensemble de la falaise en utilisant le procédé platine-palladium, technique de tirage par contact inventée en 1880.
Le spectateur a ainsi le sentiment d'être devant un objet photographique dont les qualités visuelles et tactiles sont celles d'une empreinte directe.
Losing memories
The giant sculpted Buddhas of Bâmiyân owe their fame above all to their destruction by the Taliban on 11 March 2001, in the wake of an edict condemning idols promulgated by Mullah Omar, who had been controlling Afghanistan since 1996. At the time, the western world had not completely acknowledged the scale of that event, which was nevertheless part of a time sequence which duly led to the destruction of the Twin Towers in New York, exactly six months later, on 11 September 2001. In these two sites, the violence of history is implicitly incorporated, in the negative, as it were, as if only a vision of the void could illustrate loss, as far as the eye can see. In New York, the eye is gripped by something dizzy-making, and drawn towards an obscure point into which time flees; at Bamiyan, there are hundreds of dark openings from which the monks once contemplated the shadows of clouds gliding over snow-clad mountains. Inside and outside, darkness and light, and, above the cliff, the depth of the skyline. Needless to say, New York is a long way from Bamiyan, and, needless to say, links between events and places are fragile and can even confuse the way history is read. But imagining things also sometimes makes it possible to take a closer look at real history. Almost 3,000 people were killed in the 11 September attacks in New-York. In the previous month of February, a few days before the destruction of the Buddhas, a Human Rights Watch report stated that 300 Hazara civilians, an ethnic minority in the Bamiyan region, had been murdered. And in these facts there is no figure indicating the number of civilian victims during the period of Taliban rule (1996-2001)1. No names, no steles. Like eternal tombs, the empty niches of the Bamiyan Buddhas attest to all this. The destruction of the two giant Buddhas at Bâmiyân and of the Twin Towers in New York accelerated our entry into the 21st century and taught us that the comeback of cultural, economic and above all religious conflicts would go hand-in-hand with a toxic use of the power of imagery. The primary goal of the “cultural purification” undertaken by Islamist extremists is nothing other than literally making us lose our memory. And with it our consciousness.
Battered memories
Located in the middle of Afghanistan, Bâmiyân is a small town spreading from east to west along a south-facing cliff. Between the 3rd and 7th centuries, this cliff, made of a brittle rock, and about one mile in length, housed a Buddhist monastery with a population of more than 1,000 monks. The site was major evidence of the Graeco-Buddhist school of art of the Gandhara kingdom. In the cliff, inside huge niches, stood two colossal statues of Buddha upright, one 38 metres/125 feet to the east, the other 55 metres/180 feet to the west. In addition to those niches, 750 grottoes had been hewn out, 75 of them containing mural paintings and clay sculptures,which can be described as sanctuary grottoes. The destruction (or theft) of sculptures, paintings and sculpted bas-reliefs was systematic.
But memories all the same
If the Taliban thought they had destroyed those giant statues, just like Hiroshima after the explosion of the atomic bomb, the shadow cast by them lives on. Destroying a sculpture is not just “breaking stones”, as Mullah Omar claimed, it is a denial of every human being’s possibility of depicting a living being. The zeal with which jihadists in Syria and Iraq destroy pre-Islamic sculptures is, of course, part of a propaganda programme. It also attests to an absolute desire to destroy everything that has to do with the past, and all of history. But the explosion of hundreds of mines was unable to totally destroy the existence of those Buddhas, their pain is frozen in the stone and the holes which pepper the cliff are like so many open mouths bearing witness.
Memories by contact
For the 15th anniversary of the destruction of the Bamiyan Buddhas (11 March 2016), I was invited by the French Embassy and the French Institute in Afghanistan to come up with an artistic project.During this stay in Bâmiyân, in addition to a 3D scan of the site using drones, I used an ordinary photographic technology adopted for detecting micro-cracks in wind turbine blades. This technology made it possible to produce a 1:1 image of the cliff using a system overlapping thousands of photographs. It is impossible to describe the visual excitement produced by this type of picture: to open it in a computer you need five Terabytes of live memory. The experience being offered to viewers, thanks to the sharpness of the image with its absolute precision, is one of becoming immersed in the very matter of the cliff, earth, stone, and light. In a dialectical way, combining the most contemporary of technologies with the most ancient, I decided to produce a photographic print of the whole cliff using the platinum-palladium procedure, a contact printing technique invented in 1880. The viewer thus has the feeling of being in front of a photographic object whose visual and tactile qualities are those of a direct print. The light of the Bâmiyân cliff is to be found somewhere in the cotton paper fibres.
Aéroport de Kaboul, 7 mars 2016. Pascal Convert et Yves Ubelmann. iconem.fr
Aéroport de Bâmiyan, 10 mars 2016. Au centre Pascal Convert, à sa gauche et sa droite Philippe Barthélémy et Yves Ubelmann, fondateurs d’Iconem.
Prises de vue de la falaise de Bâmiyân avec un drone, Yves Ubelmann, Philippe Bartelémy, Pascal Convert. Iconem.fr
Les enfants de Bâmiyân
/ Accueil /
Biographie / Oeuvres / Expositions / Films / Thématiques / Documents
Textes - articles / Editions / Liens - contact / Au hazard