Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps
LEMONDE.FR : Article publié le 12.10.06
La "Novaïa Gazeta" de Moscou publie le "papier" que la journaliste achevait lorsqu'elle a été assassinée. Elle était désignée sur un site ultranationaliste parmi 89 personnalités à abattre.
Lors d'un entretien accordé à Radio Free Europe, la journaliste russe Anna Politkovskaïa avait annoncé qu'elle préparait un article sur la torture en Tchétchénie. Deux jours plus tard, le 7 octobre, elle était assassinée. Le bihebdomadaire Novaïa Gazeta a publié, jeudi 12 octobre, son dernier article, inachevé, ainsi que des photographies extraites d'une vidéo envoyée à son nom à la rédaction. Le journal demande à la personne qui a transmis cette vidéo à la journaliste de se manifester.
L'article est intitulé "On te sacre terroriste ", et décrit comment, selon Anna Politkosvkaïa, "l'opération antiterroriste dans le Caucase du Nord", le nom officiel de la guerre, consiste à arracher par la torture des aveux de jeunes Tchétchènes, et à fabriquer sur cette base des enquêtes criminelles. Le texte commence ainsi : "Devant moi, chaque jour : des dizaines de dossiers. Ce sont les copies des enquêtes criminelles sur des gens emprisonnés pour terrorisme ou suspectés. Pourquoi le mot terrorisme entre guillemets ? Parce qu'une grande majorité de gens ont été sacrés terroristes . Et cette pratique de sacrer terroriste n'a pas seulement supplanté, à l'aube de 2006, toute forme de lutte antiterroriste, elle a elle-même commencé à engendrer bon nombre de personnes qui veulent se venger, donc de potentiels terroristes.
Quand le parquet et les juges travaillent non pas à partir de la loi et en condamnant les coupables, mais sur commande politique et en produisant des rapports antiterroristes qui sont agréables au Kremlin, alors les affaires criminelles se fabriquent aussi vite que des petits pains", écrit Anna Politkovskaïa. "La production en série d' aveux de plein gré fournit à merveille de bons chiffres pour la "lutte contre le terrorisme dans le Caucase du Nord." La journaliste s'appuie sur deux témoignages. Le premier est une lettre reçue de mères de jeunes Tchétchènes détenus. Elles y comparent les centres de détention à des "camps d'extermination pour Tchétchènes condamnés". "Sincèrement, j'ai peur de leur haine, parce qu'elle va déborder. Tôt ou tard, commente Anna Politkovskaïa. Et les victimes seront tout un chacun, et pas seulement ceux qui les ont torturés. Le résultat, c'est l'augmentation de ceux qui ne veulent pas se soumettre." Comme dans de nombreux articles, Anna Politkovskaïa produit des éléments concrets. Elle insère ici un long témoignage : celui d'un Tchétchène torturé alors qu'il vient d'être extradé d'Ukraine.
"Après mon arrivée d'Ukraine vers Grozny, on m'a convoqué et, tout de suite, on m'a demandé si j'avais tué des gens. J'ai juré que je n'avais tué ou répandu le sang de personne, ni russe ni tchétchène. Ils m'ont répondu : Non, tu as tué. J'ai continué à nier. Ils ont aussitôt commencé à me battre. On m'a donné deux coups de poing près de l'œil droit. Ils m'ont lié les mains et m'ont mis des menottes. Entre les jambes ils ont accroché un tube, pour que je ne puisse pas bouger les mains. Après, ils m'ont suspendu entre deux meubles, à un mètre de hauteur. Ils ont accroché des fils à mes petits doigts. Ils ont branché le courant et, en même temps, me battaient avec des matraques en plastique, partout où ils voulaient.
Ne supportant pas la douleur, j'ai commencé à crier, en implorant le Seigneur et en les suppliant d'arrêter. En guise de réponse, pour ne pas entendre mes cris, ils m'ont mis un sac noir sur la tête. Je ne me souviens pas exactement combien de temps cela a duré. Mais j'ai commencé à perdre connaissance à cause de la douleur.
Après, ils m'ont décroché du tube et m'ont jeté sur le sol. Ils ont dit : Parle! J'ai répondu que je n'avais rien a leur dire. A cause de ces coups, je suis tombé sur le côté gauche et j'ai presque perdu connaissance, mais je sentais qu'ils me battaient. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, je m'en souviens pas, ils versaient tout le temps de l'eau sur moi.
Le lendemain ils m'ont lavé, et badigeonné le visage et le corps de quelque chose. Au même moment un policier habillé en civil est venu vers moi et m'a dit que des journalistes étaient arrivés, et que je devais reconnaître être l'auteur de trois crimes et d'autres actes de banditisme. Ils m'ont menacé : si je n'étais pas d'accord, ils recommenceraient. Et ils m'ont humilié, en m'infligeant des outrages à caractère sexuel.
J'ai accepté. Après avoir donné une interview, il m'ont menacé encore des mêmes supplices, me forçant à déclarer que tous les coups que j'avais reçus d'eux, qu'ils m'avaient portés, je les avais reçus lors d'une tentative de fuite."
L'avocat de ce jeune Tchétchène portant le nom de Beslan Gadaev a déclaré à des responsables de l'organisation de défense des droits de l'homme Memorial qu'il avait été détenu dans un commissariat de police d'un quartier de Grozny.
L'une des pistes évoquées pour le meurtre d'Anna Politkovskaïa est celle d'extrémistes nationalistes qui la considéraient comme une « ennemie de la patrie ». Svetlana Gannouchkina, une militante russe des droits de l'homme, a expliqué dans une conférence de presse, mardi 10 octobre à Moscou, qu'elle figurait sur une liste de 89 personnes menacées de mort par une organisation appelée « La Volonté russe ».
Cette liste appelle les « patriotes » à « prendre les armes » et à l'exécuter ainsi que d'autres « amis des étrangers ». Svetlana Gannouchkina a pris connaissance de ces menaces en août, lors que les informations sont parues sur le site Internet russianwill.org. D'autres personnalités, comme la journaliste Evguenia Albats et l'ancien dissident Serguei Kovalev, ont été mentionnés sur ce site, qui a cessé d'être accessible mercredi.
« Comme je ne peux rien faire dans cette situation, j'essaie de ne pas y penser », a commenté Mme Gannouchkina. Au lendemain de la mort d'Anna Politkovskaïa, lors d'une manifestation sur la place Pouchkine qui lui rendait hommage, de nombreux participants commentaient le fait que la journaliste de Novaïa Gazeta avait elle aussi figuré sur des listes noires établies par des groupes nationalistes russes. Ceux-ci lui reprochaient de compter beaucoup d'amis parmi les Tchétchènes. Anna Politkovskaïa avait notamment été ciblée par le groupe nationaliste Parti national souverain de Russie, qui a dressé une liste de 63 personnes « ennemies de la Russie ».
Depuis plusieurs années, la Russie connaît une multiplication de groupes extrémistes et xénophobes, et des actes de racismes violents sont régulièrement perpétrés, que ce soit contre des étudiants africains ou asiatiques, ou des ressortissants de pays du Caucase et d'Asie centrale.
Les « ennemis de la Russie » sont définis par les différents sites ultranationalistes comme étant ceux dont les activités sont financées par des fondations étrangères. Quatre sites de ce type ont été identifiés par les militants des droits de l'homme.
« Je comprends que nous sommes tous placés sous la même menace » a déclaré Svetlana Gannouchkina, qui dit avoir reçu une série d'appels téléphoniques menaçants, et précise que les nationalistes possèdent les coordonnées des personnes listées.
Les listes qui incitent au meurtre sont en principe interdites par la loi. Elles apparaissent et disparaissent. La première liste est apparue il y a dix ans. Aujourd'hui on trouve dans ces listes des journalistes, des libéraux, et désormais des politiques explique Vladimir Pribilovski, du centre d'analyse Panorama. Il explique que lorsqu'il s'agit de menace contre une personnalité politique de haut rang, comme Valentina Matvienko, gouverneur de Saint-Pétersbourg et proche du président Vladimir Poutine, des démarches juridiques sont lancées contre les responsables du site. Mais dans les autres cas, impliquant des menaces contre des opposants au pouvoir, cela n'est pas le cas.
Svetlana Gannouchkina explique qu'elle avait demandé une intervention des services du procureur, après avoir découvert son nom sur une liste en août, mais que rien n'avait été fait ensuite par les autorités. Elle dit avoir lu notamment le texte suivant, écrit par ces groupes nationalistes : « L'heure des représailles est venue. Monsieur Mauser (pistolet), c'est à toi de jouer ».
« Un site est apparu après la mort d'Anna Politkovskaia, où l'on voit plusieurs portraits dont le sien, c'est le dernier de la galerie. Une mention, ajoutée après l'assassinat, précise que l'ordre n'est pas important. L'essentiel c'est le fait de la liquidation, est-il écrit, » raconte M. Pribilovski
En mars 2006, le Parti libéral-démocrate russe (LDPR), dirigé par l'ultranationaliste Vladimir Jirinovski, avait lui aussi publié une liste comportant les noms d' « ennemis du peuple russe ». Anna Politkovskaïa figurait sur cette liste.
Les députés du parti LDPR ont expliqué qu'ils répondaient ainsi à la provocation du directeur de galerie et politologue Marat Guelman. Celui-ci avait fait qualifié des membres du LDPR de « néofascistes ».
« Il est difficile de dire si l'assassinat d'Anna Politkosvkaïa est lié à ces listes mais il est clair que le contexte actuel, et notamment la politique à l'encontre des Géorgiens et leurs expulsions ne font qu'accroître le climat d'intolérance », résume Semion Tcharni, du Centre des droits de l'homme de Moscou.
Madeleine Vatel
La journaliste russe Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre à Moscou et dont le dernier article, inachevé, a été publié jeudi 12 octobre, figurait sur une liste de 89 personnes menacées de mort par des nationalistes russes.
Cette liste, publiée sur Internet par l'organisation La Volonté russe, est accompagnée d'un appel aux « patriotes » à prendre les armes et à exécuter « les ennemis » de la Russie. Svetlana Gannuchkina, autre figure célèbre de la défense des droits de l'homme, a révélé elle-même qu'elle figurait sur cette liste, et qu'Anna Politkovskaïa faisait partie des « cibles ». L'ex-dissident Serguei Kovalev y figure aussi. Ce site Internet a été rendu inaccessible mercredi. L'article d'Anna Politkovskaïa publié jeudi par Novaïa Gazeta évoque sa dernière enquête sur la torture en Tchétchénie. La journaliste mentionne une lettre qu'elle a reçue de mères de détenus tchétchènes, et surtout le témoignage d'un jeune Tchétchène ayant survécu à la torture. Ce dernier décrit les coups, la douleur, les aveux forcés.
Anna Politkovskaïa fait part de ses commentaires. « J'ai peur de leur haine, parce qu'elle va déborder », écrit-elle. Son article, intitulé « On te sacre «terroriste'' », s'en prend violemment aux méthodes d'interrogatoire des suspects et des prisonniers, ainsi qu'au fait que les enquêtes sont dirigées « sur ordre p olitique » plutôt que par la loi.
Article paru dans l'édition du 11.10.06
L'interview de Ramzan Kadyrov, vice-premier ministre de Tchétchénie nommé par Vladimir Poutine, que la journaliste assassinée le 7 octobre à Moscou avait rencontré en 2004 à Tsentoroï et retranscrit dans son Journal
29 août 2004
Aujourd'hui, la Tchétchénie a été le théâtre d'un nouveau simulacre d'élection présidentielle. Bien entendu, le favori du Kremlin, Alou Alkhanov, a remporté le scrutin haut la main. Mais, dans les faits, la République est dirigée par un homme complètement fou : Ramzan Kadyrov, 27 ans, fils d'Akhmad Kadyrov, le président précédent, qui avait lui aussi été « élu à une écrasante majorité », en octobre 2003, avant d'être assassiné le 9 mai dernier.
Au début de l'année 2003, il avait été nommé chef du service de sécurité de son père. A ce poste, il n'a pas su empêcher l'attentat qui lui a coûté la vie. Mais au lieu d'être limogé pour incompétence, il est immédiatement monté en grade, sur intervention expresse de Poutine en personne. Désormais, il est vice-premier ministre de la Tchétchénie et responsable en chef des structures de force de la République - ce qui signifie qu'il est chargé de la police, de diverses brigades d'intervention et de la section locale de l'OMON 43. Ramzan n'a aucun diplôme. En revanche, il est titulaire du grade de capitaine de police. Dieu seul sait pour quel mérite exceptionnel ce titre lui a été attribué : normalement, il faut avoir fait des études supérieures... Il a désormais sous ses ordres des colonels et des généraux de l'armée, qui exécutent ses injonctions sans rechigner. Pourquoi ces militaires aguerris acceptent-ils de se plier à la volonté de ce jeune chien fou sans éducation ? Pour une seule raison : ils savent que c'est Poutine lui-même qui l'a nommé à ce poste.
Mais qui est donc Ramzan Kadyrov, cet homme qui contrôle toute la Tchétchénie et qui lève un tribut aux quatre coins de la République comme s'il était un bey ottoman ? Ramzan sort peu de son village, Tsentoroï, l'un des endroits les plus sinistres qui soient. Sa quasi-réclusion ne doit rien au hasard. Ce hameau est un entrelacs de petites rues étroites longées de gigantesques clôtures électrifiées. Derrière la plupart de ces palissades surveillées par des hommes à la mine patibulaire se trouvent des résidences qui appartiennent à la famille Kadyrov, à son entourage proche et aux membres du « service de sécurité du président » - un détachement spécial créé du vivant d'Akhmad et qui est à présent dévoué à son fils, même si celui-ci n'est pas président, mais seulement vice-premier ministre.
Tous les habitants de Tsentoroï qui, pour une raison ou pour une autre, suscitaient la suspicion des Kadyrov ont été relogés de force dans d'autres villages. Quant à leurs maisons, elles ont été attribuées aux partisans de la famille régnante et, spécialement, au « service de sécurité du président ». Cette organisation paramilitaire informelle - mais très bien fournie en armes fédérales - n'est enregistrée nulle part. Officiellement, aucune instance des structures locales ou fédérales n'est au courant de son existence. De fait, c'est une bande armée comme il y en a beaucoup en Tchétchénie. La seule chose qui la distingue des groupes de Bassaev, c'est qu'elle est contrôlée par le favori de Poutine. Ce qui signifie qu'elle peut tout se permettre.
Comme s'ils étaient des militaires fédéraux, les « kadyroviens » participent aux escarmouches avec les rebelles. Et comme s'ils étaient des agents du ministère de l'intérieur, ils arrêtent et interrogent des « suspects ». Mais comme, au fond, ils ne sont rien de plus que des bandits, ils ne se privent pas de torturer, parfois à mort, les malheureux qui tombent entre leurs mains. Les caves de plusieurs maisons de Tsentoroï ont été transformées en miniprisons à cet effet.
Aucun procureur ne viendra jamais ordonner une enquête sur ce qui se passe dans cette zone de non-droit. Car telle est la volonté de Poutine : Ramzan est au-dessus des lois. Les règles qui valent pour tous ne s'appliquent pas à lui, puisqu'il combat les terroristes « à sa façon ». En vérité, il ne combat nullement les terroristes. Il est bien trop occupé à piller le pays. Et c'est ce pillage qu'il camoufle en « lutte antiterroriste ».
Tsentoroï est pratiquement devenue la nouvelle capitale tchétchène. Tous les fonctionnaires locaux y viennent en pèlerinage pour s'incliner devant le maître des lieux. Parfois, c'est lui qui les mande, et ils accourent immédiatement. Tous. Y compris Sergueï Abramov, le jeune premier ministre de la République, le supérieur hiérarchique direct de Ramzan, si l'on en croit la répartition officielle des postes au sein du gouvernement... Ce bourg est le véritable centre du pouvoir. C'est ici que sont prises toutes les décisions d'importance. C'est ici, par exemple, qu'il a été décidé qu'Alou Alkhanov allait succéder à Akhmad Kadyrov au poste de président.
Ramzan se rend rarement à Grozny, car il craint pour sa vie : il faut une heure et demie de voiture pour rejoindre la capitale officielle, et les routes ne sont pas sûres. Voilà pourquoi Tsentoroï a été transformée en forteresse. Le village se trouve au centre d'un périmètre de haute sécurité. Pour y parvenir, il faut franchir toute une série de points de contrôle. A la sortie de ces interminables procédures de vérification, on me conduit dans la « maison des invités ». J'y patiente, contrainte et forcée, pendant six à sept heures. Il se fait tard. Or en Tchétchénie, quand l'obscurité commence à tomber, chacun se met précipitamment à chercher un abri. La nuit est mortelle, dehors. Je m'adresse aux gardes, qui ressemblent de plus en plus à des geôliers. « Où est Ramzan ? Nous avions pris rendez-vous ! - Il va arriver, t'en fais pas », grommelle l'un d'eux.
Un certain Vakha Vissaev ne me lâche pas d'une semelle. Il m'a dit être le directeur de l'entreprise Iougoïlprodukt, dont l'actif principal est une petite usine de raffinage de pétrole située à Goudermes, la deuxième ville du pays.
Vakha me propose de visiter la « maison des invités » (...). La terrasse (à colonnes !) est décorée de meubles en bambou. Vakha me montre les étiquettes pour me prouver que ces bancs et ces fauteuils viennent de Hongkong. On dirait que c'est très important à ses yeux. Peut-être est-ce un cadeau qu'il a payé de sa poche... Cela n'aurait rien d'étonnant : tous ceux qui veulent faire des affaires dans la République rivalisent d'ingéniosité pour offrir à Ramzan les présents les plus originaux. Il vaut mieux être en bons termes avec le jeune chef, tout le monde l'a très bien compris. Le sort d'Akhmed Goutiev est dans toutes les mémoires...
Goutiev dirigeait le district de Chali. Un jour, il n'a pas payé le tribut que Ramzan lui réclamait. Les hommes de Ramzan l'ont enlevé et torturé. Puis ils ont exigé de sa famille une rançon de 100 000 dollars. Les Goutiev ont réussi à trouver cette somme et l'ont remise aux ravisseurs. Akhmed a été relâché, dans un sale état. Il a immédiatement quitté la Tchétchénie, et un autre candidat au suicide a été nommé à son poste. Je connaissais personnellement Goutiev. C'était un jeune homme intelligent, qui semblait plein d'avenir. Il m'avait dit qu'il respectait Poutine et qu'il pensait qu'étant donné les circonstances la promotion de Ramzan au rang de numéro un officieux de la République était une bonne chose, car il allait « débarrasser la Tchétchénie des wahhabi tes »... Je me demande quelle est son opinion à présent. Mais je ne le saurai probablement jamais : d'après des rumeurs insistantes, il se serait réfugié à l'étranger.
Revenons à la description du pavillon. En face de l'entrée principale, on a installé une cheminée en marbre. Le couloir à droite mène vers les saunas, le jacuzzi et la piscine. Mais l'attraction principale, ce sont les deux immenses chambres à coucher et leurs lits gigantesques. L'une des chambres est peinte en bleu clair, l'autre en rose. De toutes parts on est écrasé par des meubles massifs en bois sombre. Et sur chacun, sans exception, il y a encore l'étiquette du vendeur ! Ce ne sont pas des petites étiquettes discrètes, collées dans un coin, qu'on aurait oublié de retirer : non, il s'agit d'inscriptions énormes ! On ne peut pas les rater. Elles semblent hurler à tous les visiteurs : « Cette commode a coûté tant de milliers de dollars ! Ce miroir est très cher ! Ces toilettes sont hors de prix ! » Bref, toute cette résidence est d'une vulgarité sans nom. (...)
Ramzan arrive à la nuit tombée, entouré d'une nuée d'hommes en armes qui se dispersent dans tout le pavillon. Certains d'entre eux assistent à ma conversation avec leur chef et n'hésitent pas à m'interrompre très brutalement, avec une grande agressivité. Ramzan s'affale dans un fauteuil et se met à l'aise. Il enlève ses chaussures et étend ses jambes, au point que ses pieds se retrouvent à quelques centimètres de mon nez, mais il ne paraît même pas s'en rendre compte. Charmant. Je recule un peu avant de commencer l'entretien en l'interrogeant sur ses objectifs.
« Nous voulons remettre de l'ordre, pas seulement en Tchétchénie, mais dans tout le Caucase du Nord. Pour qu'à tout moment nous puissions nous rendre sans problème à Stavropol, voire à Saint-Pétersbourg. Nous sommes prêts à combattre partout en Russie. Nous allons nous occuper des bandits où qu'ils se trouvent.
- Qui appelez-vous «bandits» ?
- Maskhadov [président élu de Tchétchénie, tué en mars 2005], Bassaev [chef terroriste, tué en juillet 2006] et leurs semblables.
- Vos hommes ont donc pour but de débusquer Maskhadov et Bassaev ?
- Oui. L'essentiel, c'est de les trouver et de les abattre.
- Vous ne parlez que d'«abattre», de «liquider»... La guerre n'a-t-elle pas suffisamment duré ?
- Bien sûr qu' elle a suffisamment duré ! D'ailleurs, nos ennemis s'en rendent bien compte. La preuve : il y a déjà 700 boïeviki qui se sont rendus à mes combattants. Maintenant, ces anciens maquisards sont revenus à une vie normale... Nous voulons que les autres abandonnent à leur tour cette résistance inutile. Mais ils continuent de guerroyer. Et nous n'avons d'autre choix que de les liquider. Aujourd'hui encore, nous en avons attrapé trois. Deux d'entre eux ont été tués. (...)
- Quel droit avez-vous de liquider quiconque, a fortiori en Ingouchie ? Officiellement, vos hommes ne sont que le service de sécurité du président de la Tchétchénie...
- C'est notre droit le plus strict. Nous avons réalisé cette opération conjointement avec le FSB ingouche. Nous avons obtenu toutes les autorisations officielles requises. [Il ment : il n'a même pas cherché à obtenir la moindre autorisation. A. P.] (...)
- Récemment, vous avez lancé un ultimatum à tous les rebelles qui ne se sont toujours pas rendus. Cet ultimatum visait-il expressément Maskhadov ?
- Non. Il était destiné à tous ces gamins de 17 ou 18 ans qui ne connaissent pas grand-chose de la vie, qui ne comprennent rien à la situation et qui ont été dupés par Maskhadov. Ils l'ont rejoint dans les forêts. Maintenant, leurs mères pleurent, elles viennent me voir en m'implorant : «Ramzan, retrouve nos fils !» Elles maudissent Maskhadov. Par conséquent, cet appel, c'est aussi un ultimatum à toutes les femmes, pour leur dire de bien surveiller leurs enfants. J'ai prévenu les mères des rebelles : elles doivent raisonner leurs fils, les convaincre de rentrer. Ceux qui ne se rendront pas seront abattus. Evidemment. La question ne se pose même pas.
- Mais peut-être est-il temps pour les Tchétchènes de cesser de s'entretuer et de s'asseoir autour d'une table de négociations ?
- Avec qui pourrais-je m'asseoir autour de la même table ?
- Avec tous vos compatriotes qui sont dans le maquis.
- Vous pensez encore à Maskhadov ? Mais Maskhadov n'est plus rien. Personne ne l'écoute. L'homme fort, c'est Bassaev. C'est un grand guerrier, un bon stratège, et j'ose même dire que c'est un bon Tchétchène. Quant à Maskhadov, ce n'est qu'un vieillard. Le pauvre, il ne peut plus rien ! [Ramzan part d'un grand éclat de rire. Toute sa cour se met immédiatement à rire à son tour.]
- Vous semblez mépriser Maskhadov et respecter Bassaev, c'est étrange...
- Je respecte Bassaev en tant que guerrier. On peut dire ce que l'on veut de lui, ce n'est pas un lâche. Je prie Allah pour qu'il me permette de défier Bassaev en combat singulier. Chacun a ses rêves. Certains rêvent d'être président, d'autres d'être aviateur ou agriculteur... Moi, je rêve de me confronter à Bassaev, dans une bataille loyale. Mon groupe contre le sien, et personne d'autre. (...)
- Et si Bassaev sortait vainqueur de ce combat ?
- C'est impossible. Je gagne toujours.
- Comment vous définiriez-vous vous-même ? Quel est votre point fort ?
- Je ne comprends pas cette question.
- En quoi êtes-vous fort et en quoi êtes-vous faible ?
- Je ne suis faible en rien du tout. Je suis fort. Si Alou Alkhanov est devenu président, c'est parce que j'estime qu'il est fort. Je lui fais confiance à cent pour cent. Tu crois que c'est le Kremlin qui décide ? (...)
» Si vous nous aviez laissés tranquilles, voilà longtemps que nous, les Tchétchènes, vivrions en paix.
- Qui ça, «vous» ?
- Les journalistes comme toi. Et cer tains hommes politiques russes. Vous ne nous laissez pas remettre de l'ordre. Vous semez la division chez nous. Toi, par exemple, tu t'es interposée entre les Tchétchènes. Tu es notre ennemie. Pour moi, tu es pire que Bassaev.
- Qui d'autre considérez-vous comme vos ennemis ?
- Je n'ai pas d'ennemis. Il y a seulement des bandits que je pourchasse.
- Avez-vous l'intention de devenir, un jour, président de la Tchétchénie ?
- Non.
- Qu'est-ce que vous aimez le plus faire dans la vie ?
- Faire la guerre. Je suis un guerrier.
- Avez-vous déjà tué quelqu'un de vos mains ?
- Non. Je suis un donneur d'ordres, pas un exécutant.
- Mais vous n'avez pas toujours donné des ordres... Il y a bien eu un moment où quelqu'un vous donnait des ord res, à vous.
- Oui, mon père. C'est le seul homme qui m'ait jamais donné des ordres.
- Avez-vous déjà donné l'ordre de tuer ?
- Oui.
- Cela ne vous fait pas peur ?
- Ce n'est pas ma décision, mais celle d'Allah. C'est lui qui nous dit de tuer les wahhabites.
- Et quand il n'en restera plus ? A qui allez-vous faire la guerre, alors ?
- Je m'occuperai de mes abeilles. J'ai des ruches, tu sais ? J'ai aussi des veaux. Et des chiens de combat.
- Avez-vous d'autres hobbies ?
- Les femmes. J'aime beaucoup les femmes.
- Votre épouse n'a rien contre ?
- Elle n'est pas au courant.
- Quelles études avez-vous faites ?
- Des études de droit. Je suis juriste.
- Votre mémoire, vous l'avez fait sur quel sujet ?
- J'ai oublié. C'était il y a longtemps. »
La conversation prend soudain un tour tendu. Mon hôte se met à m'accuser de tous les maux. « T u veux que nous épargnions les bandits... Tu es une ennemie du peuple tchétchène... Tu devras répondre de tout ce que tu as fait... » Ramzan gesticule bizarrement, il hurle de plus en plus fort en sautillant sur sa chaise. Il se conduit comme un enfant gâté : il éclate régulièrement de rire, se gratte, puis demande à ses gardes du corps de lui frotter le dos, ce qu'ils s'empressent de faire. Il s'étire dans tous les sens, se lève, exécute quelques pas de danse... Ses répliques sont de plus en plus décousues. Il se renverse dans son fauteuil, puis se lève d'un bond : on lui a dit qu'il était en train de passer à la télévision. Il est très content. Puis le petit écran montre Poutine. « Q u'il est beau ! », s'écrie Ramzan avec ravissement. Il affirme que le président russe a une démarche de vrai montagnard. Pendant ce temps, il fait nuit noire. Il faut que je parte, mais l'atmosphère est très tendue... Finalement, Ramzan ordonne de m'emmener à Grozny.
Moussa, un ancien combattant indépendantiste, ainsi que deux gardes sont chargés de m'accompagner. Nous nous installons dans leur voiture. Je me dis que cette nuit, sur cette route sinistre pleine de postes de contrôle, ils vont sans doute me tuer. Mais non. Moussa semble avoir longtemps attendu de ne plus être à proximité de Ramzan pour parler à coeur ouvert. Quand il commence à me raconter l'histoire de sa vie, je comprends qu'il ne me tuera pas. Il veut que je raconte son destin au monde entier. Je vais vivre. Mais je ne peux pas m'empêcher de pleurer. De peur et de dégoût. « Ne pleure pas ! Tu es forte ! », finit-il par me dire. (...)
C'est une histoire vieille comme la Russie : le Kremlin a élevé un petit dragon et doit maintenant le nourrir régulièrement pour qu'il ne crache pas du feu. En Tchétchénie, notre Etat a connu un échec monumental. Un échec que les hommes au pouvoir essayent de présenter comme une victoire éclatante. Le peuple tchétchène, pour sa part, n'a guère le choix. Il est bien obligé de composer avec le petit dragon, s'il tient à la vie. Le Kremlin a montré à ce peuple rebelle que, sous Poutine, il était impossible de protester. Et la majorité des Tchétchènes a fini par baisser la tête. Maintenant, c'est tout le pays qui suit leur exemple. »
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