pascal convert

1983 - 1996

Villa Belle-Rose

 

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Reconstitutions

Les villas ont été détruites, érasées, écrasées dans le plan de la falaise. Ne resteront à jamais que des traces — vestiges, fragments prélevés à temps, images, croquis, notes écrites, souvenirs — témoignant de ces demeures chues, de cette chute témoignant elle-même, mais muettement, d'une faute ou d'un drame dont nous ne saurons jamais rien.

Le pourquoi de toute cette ruine, qui certainement nous regarde intimement, mais ne se voit nulle part. Ne restera, d'abord, dans le travail de l'artiste, qu'un acte de la découpe, comme l'inscription optique réversible (en positif ou en négatif), l’inscription rémanente d'un profil perdu. La découpe, acte élémentaire du dessin — celui que suggère le contour indiciaire d'une ombre sur un mur, ou bien la déchirure pratiquée par Marcel Duchamp dans un papier, en guise d'autoportrait —, permet d'élever verticalement ce qui va se retirer ou s'effondrer. Ou plutôt, la découpe chez Pascal Convert élève verticalement ce qui s'est déjà effondré, et c'est là une façon d'indiquer que le dessin s'oriente non pas vers la présence, mais vers l'absence, non pas vers la description du visible, mais vers un travail visuel de la mémoire prenant acte d'une disparition.

« Il n'y a pas d'objet mais des formes découpées qui produisent une transparence. Les formes découpées que j'utilise [...] sont des frontières visuelles. Il n'y a pas dépassement de l'objet, peut-être un dépassement de la vision, une possibilité de voir hors-champ tout en restant dans le champ 1. »

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Pourquoi une transparence ? Pourquoi un hors-champ ? Il suffit de contempler ici les Reconstitutions de façades, dessinées sur le mur à la mine de plomb, pour comprendre la fonction paradoxale des images — pourtant clairement « lisibles » — produites à partir de cette disparition architecturale. D'abord, c'est-à-dire de loin, la finesse du trait, sur l'immense surface de la cimaise, appelle la sensation d'une entière vacuité, mais vibratile, comme dans les dessins muraux les plus fragiles (les plus subtils) de Sol LeWitt. C'est le « plan vide » du mur qui se donne d'abord à regarder, et le dessin lui-même n'en surgit progressivement que comme une découpe cristalline sauvée de cet effet de vide labyrinthique éprouvé dans les villas elles-mêmes. L'azur écrasant est ici devenu blancheur de mur ou de page : la couleur par excellence est devenue quelque chose comme une non-couleur, un vide strié. Mais l'effet de transparence, comme si le dessin n'était qu'une lézarde sur vitre, n'en est que plus souverain.

D'autre part, l'abstraction inhérente à tous ces dessins — par exemple le choix de ne pas représenter l'ébrasement des fenêtres et la perspective des masses architectoniques, à de très rares et très subtiles exceptions près —, cette abstraction nous tire encore vers un effet de transparences et de quasi-disparitions. Décidément, ces « reconstitutions » déploient tout le contraire de ce qu'on pourrait y voir au premier regard, à savoir des dessins d'architecte : dans ceux-là en effet, toute la représentation est orientée selon un souci descriptif — donc un souci de clarté —, mais également selon un souci constructif. Il n'y a ici, au contraire, qu'une problématique de la disparition : une clarté aveuglante interrogeant la destruction du lieu. Elle conditionne absolument la forme non descriptive de ces étranges « villas idéales ». C'est que le référent, la demeure elle-même, y est impliqué comme doublement absent, alors même qu'il y est « reconstitué » : ce n'est pas à partir de lui que le dessin s'est constitué, justement, mais à partir d'un travail d'inférence — travail abstrait, travail logique — basé sur les quelques traces photographiques qui subsistaient des lieux 2. Alors nous comprenons, devant ces murs blancs subtilement retracés, que nous sommes dans la dimension visuelle d'un hors-site, d'un hors-champ.

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Et, pourtant, le dessin manifeste bien cette mémoire du lieu, sur un mode que Pascal Convert, étrangement, nomme une « rédemption ». Qu'y-a-t-il donc à rédimer ? Cette inhabitation, cette dés-habitation des demeures sur la falaise, cette destruction des lieux auraient-elles donc été pensées selon la fable spontanée ou élaborée d'une faute, d'une chute ? Sans doute. Il faudrait alors voir dans cette insistance à dessiner le profil de choses disparues la marque même — la mémoire — de l'événement qui les a fait disparaître. Non pas l'événement compris comme un épisode de l'histoire, ce qui reviendrait à convoquer une poétique anté-mallarméenne. Mais l'événement compris comme un travail psychique et comme un symptôme de la mémoire. Or, l'événement en ce sens n'est rien d'autre qu'une découpe, justement : un trait, un processus coupant qui ajointe « deux discours [ou deux images] dont la conjonction découpe, dans le flux de ce qu'on appelle le temps, un événement 3 ». Marie Moscovici, à qui j'emprunte cette définition, cite pour l'incarner ce moment vertigineux de langage qui aura permis à Anton Tchekhov de produire sa propre mort comme un événement absolu : il se dresse sur son lit et il dit Ich sterbe — « Je meurs », dans une langue qui lui est étrangère —, et il meurt 4.

Telle serait ici la fonction du dessin, ce médium étranger à l'artiste, ce médium qu'il ne pratique pas lui-même : non pas un trait tendu vers le Même, mais un trait qui découpe et désigne l'Autre. Une découpe psychique, le passage à un registre d'étrangement qui accuse le profil apparemment neutre d'une chute du lieu sur la falaise. C'est aussi ce que pratiqua Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard : il ne put raconter l'événement d'une chute, dans son passage du Saint-Bernard, qu'en produisant sur sa page une découpe presque abstraite où le souvenir de quinze ou vingt chevaux écrasés devenait comme un schéma d'horreur, un pointage précis — mais précis pour ne pas être descriptif — des tourments alors ressentis 5.

Texte extrait de "La demeure, la souche",
Georges Didi-Huberman

 

1 - P. Convert, « La lumière des choses. Entretien avec Didier Arnaudet », Art Press, n°132, janvier 1989, p. 43.

2 - Sur la façon dont le travail de Pascal Convert interroge le médium photographique, on peut consulter le texte de R. Durand, « Rien que la chose exorbitée », Cahiers de la création contemporaine, n°1, 1990, p. 25-27.

3 - M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose. Approches de l'événement psychique, Paris, Ramsay, 1989, p. 13.

4 - Ibid., p. 14-15. L'événement est d'autre part analysé par N. Sarraute, L'Usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980, p. 7-16.

5 - Stendhal, « Vie de Henry Brulard » (1836), Œuvres intimes, II, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, 1982, p. 942.

 

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