Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
Dans De l’Histoire à l’histoire, son dernier ouvrage, Daniel Cordier livre son « Discours de la méthode »,
c'est-à-dire la manière dont il a opposé les documents d’archives aux témoignages des Résistants. Dans le cours de sa démonstration,
il revient sur ce qu’il nomme l’Affaire Aubrac.
Accusés par un prétendu « Testament » de Klaus Barbie d'avoir joué un rôle essentiel dans l'arrestation de Jean Moulin
et mis en cause par le journaliste Gérard Chauvy qui avait fait grand cas de ce document apocryphe, Lucie et Raymond Aubrac
se retrouvaient le 17 mai 1997 devant un parterre de huit historiens, parmi lesquels Daniel Cordier.
Soucieux de n’éluder aucune question, Raymond Aubrac déclara :
« Naturellement, je suis là pour répondre à des questions, mais je me permettrai d'énumérer au préalable celles
sur lesquelles il me paraît important que l'opinion soit éclairée,
car elles sont impliquées par le « Testament de Barbie » qu'utilise Gérard Chauvy.
1 > Raymond Aubrac était-il un agent de la Gestapo dans l'état-major de l'Armée secrète, comme Klaus Barbie et Jacques Vergès l'ont écrit ?
2 > Raymond Aubrac a-t-il été arrêté le 13 mars 1943 pour devenir, dès cette date, un agent de Barbie ?
3 > Raymond Aubrac a-t-il livré le 15 mars ses adjoints Serge Ravanel et Maurice Kriegel-Valrimont ?
4 > Raymond Aubrac a-t-il été mis en liberté provisoire en mai 1943 par la justice française suite à une demande de Klaus Barbie ?
5 > L'évasion du 24 mai 1943, dite « de l'Antiquaille », a-t-elle vraiment été organisée par Lucie Aubrac pour
libérer trois autres détenus ?
6 > Raymond et Lucie Aubrac ont-ils livré la réunion de Caluire ?
7 > Raymond Aubrac, détenu par la Gestapo de juin à octobre 1943, a-t-il apporté une aide quelconque à la Gestapo ?
8 > Et enfin, l'évasion du 21 octobre 1943, organisée et dirigée par Lucie Aubrac avec un Groupe franc commandé par Serge Ravanel,
non disponible ce jour-là, a-t-elle été organisée pour libérer Raymond Aubrac ? »
Dans son nouvel opus, Daniel Cordier indique donc son état d’esprit de l’époque : « Quand vint mon tour,
je répétai ce que tous les historiens présents avaient affirmé – et qui résumait ma conviction profonde :
« Aubrac est innocent des calomnies que l'on porte contre lui." Ce qu'Aubrac réclamait depuis longtemps venait de se produire :
il obtenait la caution des meilleurs spécialistes de la Résistance de l'époque, ce à quoi je m'étais personnellement engagé. [1]»
S’attribuant ainsi le mérite personnel du « blanchiment » de Lucie et Raymond Aubrac, on se serait attendu à ce que Daniel Cordier en reste là.
Mais il m’a fallu relire à plusieurs reprises les lignes qui suivent et même les souligner pour comprendre leur sens :
« La journée se termina par le récit d'un événement que j'ignorais : la venue de la Gestapo au domicile de Raymond,
et son arrestation sous son vrai nom de Samuel. »
Après avoir affirmé dans la phrase précédente qu'"Aubrac est innocent des calomnies que l'on porte contre lui" Daniel Cordier l'accuse, sans le dire explicitement, d'avoir menti : une arrestation de Raymond Aubrac sous son véritable nom de Samuel, nom qui désignait sa judéité, aurait entraîné une déportation immédiate... à moins d'un pacte passé avec Barbie.
Nulle part dans la transcription [2] de la séance du 17 mai 1997 il n’est question d’une arrestation de Raymond Aubrac à son domicile par la Gestapo sous son patronyme de Samuel.
Pas plus là que dans les milliers de pages, témoignages, procès verbaux et documents d’époque consultés pour écrire la biographie que j’ai consacrée à Raymond Aubrac [3].
S’il a reconnu avoir varié dans son témoignage en ce qui concerne son identification par Klaus Barbie comme étant Aubrac, responsable important de l’Armée Secrète, jamais il n’a dit ou écrit avoir été identifié comme étant « Samuel ».
Et personne n’a apporté le moindre démenti sur ce point.
Car il n’y eut pas d’arrestation au domicile lyonnais des Aubrac, avenue Esquirol. Pas plus de Raymond Aubrac que de qui que ce soit d’autre [4]. La sœur de Raymond Aubrac a échappé à une arrestation à cette adresse après l’évasion de son frère le 21 octobre 1943. Et si ses parents, Hélène et Albert, ont été arrêtés un mois plus tard, le 27 novembre 1943, ce fut rue Garibaldi, suite à une dénonciation sans rapport avec cette affaire, ce qui leur valut d’être déportés comme juifs [5].
Du fait de ses activités pendant la Résistance, et du fait de sa position reconnue d'historien, Daniel Cordier a certainement clairement conscience des implications de ce qu'il avance et de leur gravité. Et de la nécessité d'en produire les preuves. Sinon, c'est qu'il mélange les témoignages et profère des insinuations offensantes.
Sous toutes les apparences de la bienveillance envers Raymond Aubrac, embrassant pour mieux poignarder, il porte en fait un nouveau coup, un an après sa mort, à celui qu'il nomme "son camarade".
Cette pratique perverse de l’insinuation et du sous-entendu s'inscrit dans la campagne de dénigrement violent et systématique de la Résistance ou des Résistants pratiqué par Cordier dans ses mémoires Alias Caracalla et le téléfilm du même nom. Le résultat est une œuvre où la vérité n’a pas le dernier mot.
Si, à son grand regret, Daniel Cordier n’a pas « tué des boches [6]», qu’il se rassure : son « Affaire Aubrac » tue l’Histoire. Pour nous en raconter.
Pascal Convert
Note : Ce texte est publié, après relecture, avec l'accord des enfants de Lucie et Raymond Aubrac, Elisabeth Helfer-Aubrac, Catherine Vallade et Jean-Pierre "Samuel" Aubrac.
[1] « De l’histoire à l’histoire » Entretiens de Daniel Cordier avec Paulin Isnard. Coll. Témoins Gallimard, 2013, p.97.
[2] http://web.archive.org/web/20010210231008/http://www.liberation.fr/aubrac/page1.html
[3] Pascal Convert, Raymond Aubrac, résister, reconstruire, transmettre, Éditions du Seuil, 2011, 742 pages.
[4] Ginette, la sœur de Raymond Aubrac a échappé à une arrestation avenue Esquirol après l’évasion du 21 octobre 1943. Ses parents Hélène et Albert ont été arrêtés le 27 novembre 1943 rue Garibaldi.
[5] Hélène et Albert Samuel ont été incarcérés à Montluc, transférés à Drancy le 4 janvier 1944 et déportés à Auschwitz le 20 janvier 1944 par le convoi N° 66. Sur les conditions de leur déportation, lire Renée David, op. cit., p. 118.
[6] Le Nouvel Observateur, 16 mai 2013. Un entretien avec Daniel Cordier: "Je voulais tuer des boches".
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