Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
« L’homme actuel devine l’inanité de l'édifice qu’il a fondé, il sait qu’il ne sait rien et, comme ses ancêtres voilèrent leurs traits sous le masque de l’animal, il appelle la nuit de la vérité... »
Georges Bataille, Le passage de l’animal à l’homme et la naissance de l’art.
Marcher parmi les tombes du cimetière de la Miséricorde de Nantes, dans cette zone qu’on imagine dans un premier temps à l’abandon, est une expérience singulière. Sans repères sur le chemin qu’il doit suivre, le visiteur s’avance avec prudence, entre les grilles anciennes entourant les dalles tombales. Jour après jour, la végétation a silencieusement tissé entre les volutes en fer forgé une nouvelle leçon de vie, celle où l’homme, au moment de son départ, choisit de renoncer à ordonner une réalité qui le dépasse et retourne à la nature. Il n’y a pas de place ici pour le statisme géométrique de l’architecture funéraire. Le temps où l’homme était asservi par son désir de domination n’est plus qu’un souvenir et, par sa modestie, cet espace intimide. Toute monumentalité y semble déplacée. Les immeubles modernes qui entourent ce paysage à la fois familier et étrange nous plongent dans une autre temporalité. Non pas celle de la ruine romantique qui ouvre à la visualisation du passé, mais une temporalité furtive qui se glisse dans les interstices ouverts par les saxifrages, ces plantes qui malgré tout percent les pierres, ouvrant à une durée qui fait miroiter les temps. Dans cet espace, rien ne finit, ni la nuit, ni le jour, on devine proche une éternité qui jamais n’oublie les baisers, les sourires, les larmes, ces émotions des humains devenues immortelles.
Noms, dates gravées, plaques mortuaires, autant d’invocations pour se souvenir des visages, mots faits d’images au moment où le langage est impuissant à serrer l’autre contre son corps, à le sortir de terre. Cet être revenu à sa corporalité animale a d’autres rendez-vous qui l’attendent.
Parfois au crépuscule, voilà ces rendez-vous qui s’approchent dans une traîne de lumière, qui glissent dans l’herbe verte entre les tombes grises. Messagers entre ciel et terre, ils ne sont pas perdus ou égarés, ni visiteurs illégitimes.
Les fragments de verre sont assemblés, collés avec une colle invisible. La fracture, elle, est « cicatrisée » avec un trait d’or de 5 mm de large environ. La couture est réalisée à partir de feuilles d’or 22 carats en mixtion, d’une gomme laque et d’un vernis.
Depuis l’obscurité des cavernes, ils viennent, traçant avec leur ramure des trajectoires mystérieuses, des lignes qui dessinent un chemin dans l’air soudain devenu perceptible.
Depuis l'aube des temps, ils viennent réparer ce que nous avons séparé durant toute notre vie, oubliant jusqu’à la sensation du vent sur la peau, le vertige de l’aube, l’océan immense, l’azur. Cerfs-volants sans fil attirés par un monde orphelin de sacré, nous dérivons jusqu’à disparaître, réduits en cendre dans un crématorium. Qu’avons-nous vécu ? Et maintenant que nous sommes là, sous cette pierre qui se déchire, ils viennent à nous. Sous le soleil, sous la pluie ou la neige, ils viennent mettre nos âmes à l’abri.
Et quand, par incident, le regard d’un visiteur se souvenant des siens les rencontre, ils le fixent, les yeux ouverts, avec douceur.
Au cimetière de la Miséricorde, l’hybridation de la nature et de la mort ouvre à l’apparition évanescente, toujours au bord de la disparition, de ces êtres de légendes, cerf, biche, chevreuil. Messagers suspendus dans l’immensité invisible d’une dalle de verre comme de l’eau, ils ouvrent leurs yeux en amande et leur pupille scintille, accompagnant le visiteur comme des statues vigilantes qui auraient cette faculté inouïe d’être immobiles et en mouvement.
D’une fertilité sans frontière, l’imaginaire symbolique lié à ces animaux conduit d’un continent à un autre, d’une religion à l’autre, figure christique au Moyen Age, dieu de la longévité en Chine, esprit protecteur, « mi-bête, mi-forêt », à la frontière du magique, leur apparition appelle l’éternel cycle de la vie. Présences de rêve, ils nous suivent sur le chemin où l’on se souvient des nôtres. Et plongeant dans leur regard doux, on revit la ballade de la vie. Par leurs yeux, on retrouve le destin des humains, leurs amours, leurs souffrances, le froid soudain qui les pénètre et l’espoir comme un manteau qui les réchauffe.
Pascal Convert. Septembre 2021
Projet pour le « Voyage à Nantes » Cimetière de la Miséricorde
/ Accueil /
Biographie / Oeuvres / Expositions / Films / Thématiques / Documents
Textes - articles / Editions / Liens - contact / Au hazard / Instagram