Archéologie de l'architecture, de l'enfance, de l'histoire, du corps, des temps
GOD BLESS AMERICA
Un des fondements de la démocratie américaine a été révélé par les événements du 11 septembre 2001 : son origine religieuse. Le désormais célèbre « God Bless America » du président Bush trouve son origine dans l’héritage religieux de la constitution américaine.
A Philadelphie, non loin du Grand Verre de Marcel Duchamp, se trouve La Liberty Bell. Cette cloche, emblème de la liberté, symbole des luttes anti-esclavagistes au XIXe siècle est l’objet d’un culte pour tous les Américains. Ce n’est pas tant qu’une cloche ait de fait un sens religieux mais que, sur la couronne de cette cloche, fondue à Londres en 1751 pour célébrer le cinquantième anniversaire de la Constitution Démocratique établie par William Penn, se trouve mis en exergue une phrase du Lévitique :
« Proclaim liberty troughout all the land unto all the inhabitants there of Lev.XXV.X »
« By order of the assembly of the province of Pennsylvania for the State House in Philid.A »
La première partie de cette phrase est extraite de l’année du Jubilé : « Tu compteras sept semaines d’années, sept fois sept ans, c’est-à-dire le temps de sept semaines d’années, 49 ans. Le septième mois, le dixième jour du mois tu feras retentir l’appel de la trompe; le jour des expiations vous sonnerez de la trompe dans tout le pays. Vous déclarerez Sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays ». (Lévitique 25,10. L’année du Jubilé.)
Cette référence à la providence divine protectrice de « cette nation de nations » (Colin Powell) se poursuit en 1935 lorsque Franklin Roosevelt obtient l’aval des des Eglises, y compris la catholique, pour imprimer sur le billet de un dollar le symbole maçonnique de la pyramide avec à la base la formule « nouvel ordre séculaire ». Quant à la devise « In God We Trust », elle fera son apparition sur le billet vert en 1957. « La croisade contre le mal » engagée par le président Bush se situe bien sûr dans la perspective d'un nouvel ordre mondial économique et militaire mais aussi dans celle d’une évangélisation des mécréants. Pour se convaincre du fondement religieux de sa "mission", il suffit de se rappeler que son premier geste officiel le 21 janvier 2001 a été de décréter cette date-là « jour de prières et d’actions de grâce ». Précédemment son ultime décision comme gouverneur du Texas aura été de déclarer le 10 juin jour de Jésus1.
VICTIMES, ELUS, MARTYRS
La commémoration du 11 septembre 2001 aura établi une nouvelle dimension de la "mission" américaine : la foule en deuil, loin du recueillement attendu, brandissait de manière vengeresse les portraits des victimes des attentats. Les victimes devenaient ainsi des élus. Des martyrs, qui étaient maintenant "new born", nés à une nouvelle vie par une action de grâce, certes involontaire, mais dans l'esprit des évangélistes la grâce ne s'acquiert pas, elle est révélée à l'élu. Leur mort avait aboli toute distance avec Dieu sans le recours à une hiérarchie religieuse propre au catholicisme.
Et, ce jour-là, la foule dans les rues de New York, et l'usage qu'elle faisait des photographies, ne pouvait qu'évoquer une manifestation de la brigade des martyrs d’Al-Aqsa dans les rues de Gaza.
Si ce rapprochement entre les chrétiens évangélistes et l'islamisme mondialiste de Ben Laden peut théologiquement se comprendre, procédant d'une même abolition de la distance entre fidèle et divinité, l'emploi de l’image photographique peut surprendre. Calvin avait horreur de la célébration des saints et l’islam prêche l'aniconisme. Dans les deux cas, seul le verbe, qui ne reproduit rien, est porteur de l’esprit divin. L’image, c’est le mal.
Il reste donc à comprendre l'origine de la vénération actuelle des portraits photographiques des « martyrs » à Gaza ou à New York.
Véritables icônes, portées rituellement en procession comme les images cultuelles de l’Antiquité païenne, imprimées sur des affiches, des tracts mais aussi sur des tee-shirts, ces images des martyrs semblent être dotées non seulement du pouvoir de remémoration et de commération du défunt, mais au-delà, de pouvoirs magiques.
POUR L'AMOUR D'ALLAH
Selon la règle coranique, le suicide est interdit. Seuls les martyrs gagnent la gloire en mourant pour l’amour d’Allah. Ce faisant, ils atteignent le paradis. La naissance du saint martyr exige la mort de tous, y compris la sienne, le jour de sa naissance à Dieu étant à la fois celui de sa mort, c’est-à-dire celui de son passage à l’éternité qui nous désigne son être d’image2. Le rituel du testament vidéo ainsi que du portrait photographique précédant l'acte de terrorisme désigne cet être d’image. Image qui dès lors joue le rôle de modèle et d’intercesseur, image vénérée, dotée du pouvoir de protection, de certitude du salut et de la victoire, sur le modèle des icônes « gardiennes de toute l’armée » qui étaient emportées sur le champ de bataille au VIIe siècle3.
L'immense photographie de Wafa Idris, première femme "kamikaze" exposée aujourd’hui sur la place de Ramallah est l’objet d’un culte que manifestent tous les matins les enfants des écoles primaires et des collèges en scandant son nom4.
Historiquement, cette propagande utilisant l'image du martyr comme modèle à suivre remonte aux années 70 avec l’action du FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine) du Dr Georges Habache et relève d'une idéologie utilisant le religieux à des fins nationalistes.
Esthétiquement, les photographies de martyrs relèvent du portrait, portrait ici revêtu d'un aura funèbre. Mais ces portraits n'énoncent pas le "ça-a-été" barthésien, ils affirment "cela sera" et "cela est": réalisés avant le geste du martyr et brandis après, ils doivent tout à la fois exprimer sa détermination ("cela sera") et son être au paradis ("cela est").
C'est pourquoi ils obéissent à des codes de représentation, qui certes peuvent varier mais où la photographie joue sur le double registre de la ressemblance et de l'écart : soumis le plus souvent aux règles des prises de vue posées, ces clichés proposent un arrière-plan coloré qui détoure le visage sur lequel flotte un sourire énigmatique5. Un léger flou dû tant à la prise de vue qu'à la perte de précision des détails à l'agrandissement y confère une sorte d'aura aux "élus".
Le "dernier portrait6 " devient le premier portrait. L'élu(e) nous regarde depuis le jardin d'Allah. Être singulier, son image se fixe dans la mémoire collective, et on prie le nouveau saint et non pour lui.
JUSTE UN AMERICAIN, UN AMERICAIN JUSTE
Rien de tout cela le 11 septembre 2002. Les victimes des attentats n'ont pas préparé leur image post-mortem. Les familles ont dû choisir des images de toute provenance, évoquant certainement pour elles tel ou tel moment particulièrement tendre : images de vacances, de loisir, de travail7…
L'impossible deuil des victimes du 11 septembre, dû à l'absence des corps se trouve contrebalancé par des images des vivants dans leur bonheur passé. Le caractère même de ces photographies accentue une forme d’authenticité, restitue la personne dans son quotidien. Victime, élu, martyr, c'est le portrait d'un saint qui a su vivre dans la simplicité avant de renaître. Sa sanctification tient non à une action particulière mais à son anonymat… et à sa nationalité : par un montage informatique, le drapeau américain aura été maintes fois incrusté en arrière-plan des photographies.
Dans un processus combinant l'esprit d'Andy Warhol et celui de Jasper Johns, l'image d'un anonyme et celle du drapeau américain, la photographie célèbre le passage de l'anonyme à la célébrité… et, évidemment, seul un anonyme américain peut devenir célèbre. L'esthétique de ces images affirme tout à la fois le naturalisme, par leur aspect documentaire, et l'identitaire : ce qui est sanctifié ici, c'est la naturalité du mode de vie et de pensée américain, sa simplicité, son évidence.
FANATISME RITUALISE, FANATISME NATURALISE
La mort des martyrs palestiniens n'est bien sûr pas assimilable à la mort des victimes du 11 septembre. Les premiers sont des terroristes fanatiques, les seconds des victimes de ce terrorisme. Mais le culte qui les entoure présente des analogies : les martyrs palestiniens consentants et les victimes du 11 septembre sont utilisés à des fins de propagande, une propagande mise en œuvre par le biais du photographique.
Dans les deux cas, l'image photographique sert à la constitution d'une légende qui ne peut se fonder que sur la base du sacrifice8. D'un côté le sacrifice des "kamikazes" est ritualisé, ce dont témoigne le souci de composition du "dernier-premier portrait". De l'autre la mort devenue sacrificielle est naturalisée. D'un côté le fanatique qui se sait fanatique, et qui tue pour une idée et peut tout aussi bien se faire tuer pour elle, sans certitude d'un gain. De l'autre le fanatique qui (veut) s'ignore(r) comme tel, tant son mode de vie lui paraît normal, et qui, s'étonnant de rencontrer des obstacles, se trouvera dans l'obligation de convaincre les indécis, si nécessaire par la force et pour leur bien, avec la certitude de parvenir à ses fins.
Dans les deux cas, l'instrumentalisation du religieux à des fins de domination nationale ou/et mondiale transforme la poursuite d'une vérité en l'assurance de l'avoir trouvée.
Le fanatisme résulte de cette certitude. Pourtant les Américains devraient se souvenir de l'histoire de la légendaire Liberty Bell, si proche du Grand Verre de Duchamp, cassée comme lui et dont la faille et l'histoire nous montrent combien la seule certitude devrait être la fragilité des certitudes. Le premier exemplaire de la Liberty Bell arrive fêlé aux États-Unis. John Pass et John Stow décident de fondre une autre cloche qui cassera à nouveau en 1835 à l’occasion de l’enterrement du procureur de l’État de Pennsylvanie et sonnera une dernière fois symboliquement en 1846 à l’occasion de l’anniversaire de Washington.
Et les "kamikazes" palestiniens devraient se souvenir que le "sublime carnage9" ne produira qu'une certitude : celle de la vengeance et la mort des leurs jusqu'à plus sang. Qu'ils ne sont pas des héros mais des victimes. Que la démocratie implique la fin des certitudes.
Pascal Convert, Janvier 2002.
1- Lire à ce sujet le passionnant article de Slimane Zeghidoun "La bible et le fusil", Télérama hors-série 11 septembre, p. 119 et suivantes.
2 -
Georges Didi-Huberman
3 - Hans Belting, Image et Culte, p. 107.
4 - Barbara Victor, Shahidas, Les femmes kamikazes en Palestine, Flammarion, Paris, 2002.
5 - Je pense en particulier aux photographies de Wafa Idris, Ayat al-Akras et Darine Abou Aïcha reproduites dans l'ouvrage de Barbara Victor.
6 - Je fais référence ici au titre d'une exposition sur le portrait funéraire, qui a eu lieu au Musée d'Orsay entre mars et mai 2002.
7 - L'absence d'images des victimes du 11 septembre participait bien sûr d’une contre-propagande américaine visant à limiter l’image du traumatisme qu’ils ont subi; mais aussi, peut-être, d'un héritage de l'esprit de la Réforme qui préférait aux images des saints l’image aniconique de la croix, seule capable de fédérer une unité religieuse et étatique.
En ce sens, le choix de James Nachtwey de placer une croix au premier plan de la chute des Twin est porté par le souvenir de l’aniconisme si cher à l’esprit de la Réforme.
Et il faut se rappeler que lors de la cérémonie anniversaire le cercueil symbolisant les victimes ne contenait pas un corps humain, par exemple l'aumônier des pompiers qui était la victime numéro 0001, mais le fragment d'une poutre métallique des Twin Towers.
8 - Marcel Mauss disait que les légendes et les mythes, comme séquences narratives, conservent toujours la trace d’un fondement rituel, "d’un sacrifice plus ou moins dénaturé formant l’épisode central et comme le noyau de la vie légendaire".
9 - Cioran.
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